Le groupe Webedia se serait bien passé de voir depuis une semaine son nom associé, sur les réseaux et dans les médias, aux actes de menaces, d’insultes et de harcèlement, organisés depuis le site Jeuxvideo.com (JVC), dont il est propriétaire.

Depuis le 30 octobre, des membres d’un des forums de JVC, le 18-25, s’en sont pris à des journalistes et des activistes, que ce soit en les insultant, en les menaçant de viol, en les harcelant en ligne et avec toutes sortes de tentatives d’intimidation – inscription sur des sites pornos, diffusion de l’adresse du domicile, doxxing – qui débordaient parfois sur la vie réelle. Plusieurs plaintes vont être déposées, notamment pour « menace de crime contre les personnes », et Webedia a promis de s’y associer, annonçant également des mesures pour empêcher ce genre de « dérives intolérables » dans le futur.

En revanche, l’entreprise s’est montrée beaucoup moins conciliante face à la campagne sur Twitter appelant les annonceurs de JVC à retirer leurs publicités d’une plate-forme qui tolère de tels comportements, que Reporters sans frontières n’hésite pas à qualifier de « moyen de pression pour faire taire les journalistes ».

A quel point est-il rentable de rester associé à un lieu toxique ?

L’initiative d’interpeller les annonceurs, de les obliger à prendre publiquement position dans cette polémique, a été lancée, le 4 novembre, par Sophie Gourion, ex-conseillère au ministère des droits des femmes et présente, comme tous ces annonceurs, sur Twitter. Le réseau social est le terrain parfait pour exercer une pression publique sur les marques, car elles y sont réactives et, surtout, soucieuses des interpellations virales à fort potentiel médiatique négatif.

Sophie Gourion avoue s’être inspirée de la campagne virale, en mai, visant les annonceurs de l’émission de C8 Touche pas à mon poste (TPMP) après un sketch débile et homophobe. Le concept de « l’opération #BoycottWebedia », aussi connue comme #BalanceTonForum, écrivait-elle le 5 novembre, est de « taper au portefeuille de Webedia en interpellant ses annonceurs ». Le forum 18-25 représente près d’un tiers des 4,8 millions de visiteurs uniques mensuels de JVC. L’objectif, selon elle, est d’obliger Webedia à améliorer sa modération :

« Pour que le cyberharcèlement s’arrête, il faut que la sécurité des femmes soit plus rentable pour Webedia que le harcèlement. Pure logique économique. »

La méthode reproduisait la campagne TPMP : un noyau dur de personnes retweetent sans cesse un message formulé de la même façon, en y ajoutant le compte de chaque annonceur :

Les mêmes techniques réapparaissent : la diffusion d’un tableau Excel recensant les annonceurs concernés, et, surlignés, ceux qui ont répondu. Parfois, le tweet comprend des captures d’écran des propos les plus dégueulasses du 18-25. La répétition de ces messages, par des retweets, par leurs reprises dans les médias, est une garantie d’attirer l’attention des community managers des marques, qui alerteront ensuite leur direction. L’entreprise décidera alors, toujours selon cette « pure logique économique », si cela reste rentable de rester associé à un lieu de plus en plus toxique.

Dans un nouveau post publié le 7 novembre, Sophie Gourion écrivait que « quatre annonceurs – Barilla, La Française des jeux, Spotify et le groupe Apicil – ont déjà déclaré arrêter leur publicité sur jeuxvideo.com », auxquels d’autres sont venus s’ajouter en attendant une réponse de L’Oréal, Darty, Eurodisney, Sony, Nintendo, Volkswagen, McDonald’s, Coca-Cola ou la SNCF et d’une dizaine d’autres entreprises présentes du JVC.

A ceux qui déplorent l’amalgame fait entre une minorité aux méthodes criminelles et le reste des utilisateurs, Sophie Gourion répond que #balancetonforum « n’a jamais demandé la fermeture » du forum 18-25, mais « défend la liberté d’expression et lutte pour qu’Internet ne soit plus pollué par des discours ou des comportements sexistes, racistes, homophobes, transphobes ou antisémites. »

Véronique Morali, présidente du directoire de Webedia, y voit plutôt « des messages, dénigrants pour certains, diffamatoires et injurieux pour d’autres ». Lors d’un passage, lundi matin sur Europe 1, pour éviter que ce début de feu ne devienne un incendie, elle a rappelé que Webedia doublerait le nombre de modérateurs salariés à quinze personnes, alors que les quasiment quatre cents modérateurs sont des bénévoles issus de la communauté.

Militantisme viral et critique du système publicitaire en ligne

Faire pression sur les marques pour qu’elles prennent leur distance, pour une raison ou une autre, du support où elles font leur publicité n’est pas une technique née avec Internet. Le standard téléphonique ou les courriers étaient des méthodes pour faire connaître son mécontentement. Mais elles étaient artisanales et il était compliqué de s’organiser pour créer un mouvement de masse, ou au moins en donner l’impression, sans même envisager de le faire de façon instantanée.

Ce nouveau militantisme viral a été perfectionné par le collectif américain anonyme, Sleeping Giants. Apparu quelques jours après la victoire de Donald Trump, il se mobilise, via des comptes Twitter et Facebook à la résonance grandissante (respectivement 126 000 et 36 000 followers) pour prévenir les entreprises dont les publicités apparaissent, souvent sans qu’elles le sachent, sur Breitbart, site d’information de la droite (très) dure, pro-Trump et relayeur habituel d’informations exagérées ou mensongères. En un an, ils estiment que près de 2 900 entreprises ont retiré leurs publicités de Breitbart.

Un des membres du collectif a dit à Mother Jones que ce réseau social s’était imposé comme le lieu de lutte, car « c’est un forum public » dans lequel les entreprises « sont obligées de répondre. Ça les oblige à réagir plus rapidement et à être responsables de leurs actes ». Et ajoute que ce lobbying ne se veut pas une attaque contre les entreprises elles-mêmes :

« Les gens sont en colère en ce moment, et nous le comprenons, mais on ne peut pas simplement s’en prendre à ces entreprises, parce qu’elles ne savent pas qu’elles apparaissent sur [Breitbart]. On essaie d’en faire presque un service pour ces entreprises. »

L’ennemi est structurel. Sleeping Giants ne veut pas alerter sur tel ou tel annonceur, mais sur le fonctionnement même du système publicitaire sur Internet, qui permet précisément à des sites diffusant des contenus extrémistes – que ce soit Breitbart ou, à son niveau, JVC – de survivre sans que les entreprises qui les financent indirectement soient au courant qu’elles le font.