Ce dimanche de novembre, sur la ligne de départ de la Transat Jacques-Vabre, Yann Eliès est bien loin de cette journée d’août où il pestait contre un winch — une pièce pour tirer sur les cordages — qui tournait à « l’envers ». Loin de ce moment où, malgré ses automatismes de la navigation en Imoca, les bateaux du Vendée Globe, il n’avait pas encore pris totalement ses habitudes sur ce monocoque jaune et bleu. Et pour cause. Ce jour-là, Yann Eliès ne naviguait plus sur Quéguiner-Leucémie Espoir, avec lequel il venait de boucler le Vendée Globe en quatre-vingts jours, mais à bord de Saint-Michel-Virbac, le monocoque de Jean-Pierre Dick. Rivaux lors du dernier Vendée Globe, arrivés le même jour à une heure et demie d’intervalle, les deux marins se sont alliés pour la Transat Jacques-Vabre, la course à la voile transatlantique partie le 5 novembre du Havre pour Salvador de Bahia, au Brésil.

Depuis cet été, Jean-Pierre Dick et Yann Eliès ont navigué le plus possible sur Saint-Michel Virbac, enchaînant les sorties en mer, les entraînements. Des heures de navigation mises à profit par Jean-Pierre Dick pour expliquer tous les petits secrets du bateau à Yann Eliès : réglages des voiles et des foils — des appendices qui permettent au bateau de « voler » — dans certaines conditions de vent, usage des ballasts, des réservoirs d’eau de mer, pour équilibrer le bateau… Chacun apporte son expérience de marin. Jean-Pierre Dick aime le côté intuitif de la navigation de Yann Eliès.

Faire attention à l’autre

Pourtant, à l’intérieur du Saint-Michel-Virbac, un « petit » détail révèle que la navigation en double est aussi une « histoire de couple », comme le reconnaît Yann Eliès. Chacun son réchaud ! Sous celui de Jean-Pierre Dick, conçu pour une bouilloire afin de réhydrater des plats lyophilisés, un autre est destiné à la casserole de Yann Eliès, inconditionnel des œufs au petit-déjeuner. Un sacrifice que ce dernier ne pouvait pas faire car « la nourriture est trop importante ». Et une concession dans la traque au poids inutile, mais un « investissement pour la performance », confie Jean-Pierre Dick. Ils ne sont pas les seuls, Fabrice Amedeo et Giancarlo Pedote, sur Newrest–Brioche Pasquier, feront « sac de nourriture à part ».

Ces quatre marins ne sont pas les seuls à avoir quitté leurs habitudes de solitaire le temps d’une course en double. Trente-sept duos s’élancent cette année dans la treizième édition de la Transat Jacques-Vabre. Certains forment un couple à la mer et à la ville, comme Louis Burton et Servanne Escoffier, sur Bureau Vallée  2, ou Samantha Davies et Romain Anattasio, mais qui eux naviguent sur deux monocoques différents, Initiatives-Coeur et Famille Mary-Etamine du Lys. Les plus nombreux sont simplement des marins, professionnels ou amateurs, qui se lancent le défi de naviguer plusieurs jours dans un espace réduit. « Il y a forcément des concessions à faire », reconnaît Pierre Brasseur, le coskippeur d’Isabelle Joschke, sur Generali. « Il faut faire attention à l’autre et en prendre soin. Ce ne sont pas forcément des contraintes. On le fait avec plaisir pour que cela aille bien à bord. »

Apprendre à partager sa « chambre »

Mais quinze jours en mer peuvent être très révélateurs dans une vie. « Lors de ma première course en double sur une Transat AG2R, cela s’est très mal passé. Le skippeur avec qui j’étais a complètement changé. A tel point qu’à l’arrivée je me suis dit que le double n’était pas pour moi et que j’étais prêt à partir en solitaire », se souvient Fabrice Amedeo, le skippeur de Newrest–Brioche Pasquier. « Le double est très riche humainement, on partage la vie quotidienne. Cette année, cela ne va pas être facile », reconnaît Fabrice Amedeo, qui a terminé onzième du Vendée Globe 2016. « Je viens de passer cent trois jours seul sur mon bateau. J’ai pris des mauvaises habitudes de solitaire. Il va falloir que j’apprenne à partager ma chambre. »

Bien qu’en France l’écosystème de la course au large soit dominé par la navigation en solitaire, Vincent Riou, engagé avec Erwan Le Roux sur le Multi 50 Fenêtréa–Mix Buffet, reconnaît qu’il « faut aussi un planning de course en double ». « La course en double a l’intérêt de croiser les expériences et ainsi d’apprendre plus vite », explique-t-il. « Je recherche l’expérience d’Erwan [Le Roux] en multicoque, lui, mon regard extérieur pour l’aider à progresser encore. » Le partage d’expérience est le point clé, la raison avancée par tous les skippeurs pour définir la navigation en double. « Elle permet de découvrir un nouveau support plus rapidement et efficacement, d’apprendre plus vite », selon Vincent Riou. Mais ce n’est pas la seule raison. « Lorsqu’on navigue en double, on peut assurer une veille extérieure permanente, ce qui enlève au stress par rapport au solitaire », ajoute Erwan Le Roux. « Du coup, on peut pousser plus le bateau, aller plus vite, ce qu’on ne pourrait pas faire en solitaire. »

« Un tremplin pour l’avenir »

La navigation en double est aussi pour beaucoup de skippeurs un « tremplin pour l’avenir », comme le rappelle Vincent Riou. Elle permet d’assembler les budgets, de mettre en valeur des marins compétents en mer mais qui ont des difficultés à trouver des sponsors.

Cette expérience humaine à deux est parfois aussi une manière de donner une nouvelle orientation à une carrière. Après la Transat Jacques-Vabre, Jean-Pierre Dick passera le témoin et confiera en 2018 la barre de son monocoque Imoca à Yann Eliès avec pour objectif majeur le Vendée Globe 2020. Jean-Pierre Dick, qui continuera à naviguer sur d’autres supports, deviendra aussi un manageur et aidera à construire un projet gagnant pour Yann Eliès au sein de son écurie de course au large, Absolute Dreamer. Ils ne sont pas les seuls : Tanguy de Lamotte laissera la barre d’Iniatives-Coeur à Samantha Davies, avec aussi comme objectif le Vendée Globe 2020 pour la navigatrice.

« On en saura plus à l’arrivée », plaisante Erwan Le Roux, engagé avec Vincent Riou. « On est globalement raccord, mais on verra après cinq jours en mer. C’est là que les vraies personnalités ressortent ». Mais il n’est pas dit qu’il raconte tout à l’arrivée. « Tout ce qui se passe en mer reste en mer », selon le vieil adage.