Le Louvre Abu Dhabi, mercredi 8 novembre, le jour de son inauguration. / GIUSEPPE CACACE/AFP

Le politologue Alexandre Kazerouni, chercheur à l’Ecole normale supérieure, est un spécialiste des monarchies de la péninsule arabique. Il a récemment publié Le Miroir des cheikhs, musée et politique dans les principautés du Golfe persique (PUF, 2017). A rebours du discours officiel, qui présente le Louvre Abu Dhabi comme un levier d’ouverture culturelle et de libéralisme, il estime que cette institution donne à voir l’exclusion politique des classes moyennes émiriennes et la dérive absolutiste des Emirats arabes unis.

Dans quel contexte politique est né ce projet de Louvre Abu Dhabi ?

L’évènement clé, qui a donné naissance aux musées comme le Louvre Abu Dhabi ou le Musée d’art islamique de Doha, c’est la deuxième guerre du Golfe, en 1990-1991. On se rappelle de l’affaire des couveuses. Un jeune Koweïtienne se prétendant infirmière avait raconté devant le Congrès des Etats-Unis avoir vu des soldats irakiens enlever des nourrissons de leurs couveuses et les laisser mourir. On comprendra plus tard que cette jeune femme était la fille d’un diplomate koweïtien et que son témoignage participait d’une campagne de relations publiques, destinée à convaincre Washington d’intervenir militairement.

Il faut aussi se rappeler qu’une partie de la collection d’art islamique du Musée national du Koweït était exposée, à cette époque, aux Etats-Unis. Elle devint alors un outil de communication, permettant de présenter le Koweït comme le camp de la civilisation, opposé au camp de la barbarie. Les émirs de la côte ont réalisé à cette occasion que pour intéresser les pays occidentaux à leur survie, il leur fallait disposer de relais dans l’opinion publique, notamment parmi les artistes, qui fabriquent en partie cette opinion. Les musées, tout comme les universités étrangères qui fleurissent dans la région, sont des supports de clientélisation des élites culturelles occidentales.

La rivalité d’Abou Dhabi avec Dubaï, l’une des sept principautés qui forment les Emirats arabes unis, a joué aussi un rôle important…

Le Louvre Abu Dhabi a pour objectif de reprendre à Dubaï la part régalienne de la culture, de rappeler que la capitale du pays, c’est Abou Dhabi. Je m’explique. Depuis la création des EAU, en 1971, Abou Dhabi, qui dispose de l’essentiel des réserves de pétrole, cherche à inféoder les six autres émirats. Cette dynamique aurait dû s’accélérer dans les années 1980, lorsque les gisements de pétrole de Dubaï sont arrivés à épuisement. Mais les sanctions imposées à Téhéran après la révolution islamique de 1979 ont transformé cet émirat en port de substitution de l’Iran. Avec l’argent qu’il a tiré de l’activité de ré-exportation, Dubaï a acquis une autonomie financière, qui lui a permis d’investir dans une multitude de projets à grande visibilité et de voir naître sur son sol un marché de l’art, des galeries, etc. Pour endiguer ce rayonnement culturel, ce « soft power », qui enraye la stratégie centralisatrice d’Abou Dhabi, il fallait surenchérir dans le libéralisme culturel.

En France, le musée est un lieu d’ouverture, d’émancipation, dans l’esprit des Lumières, au même titre que les salons littéraires du XVIIIe siècle. Qu’en sera-t-il du Louvre Abu Dhabi ?

Les porteurs du projet parlent de diversification économique, de dialogue des cultures, d’éducation de la population locale, en sous-entendant que ce serait le préalable à une ouverture politique. Le 15 octobre 2011, lors d’une journée de travail consacrée au Louvre Abu Dhabi, Henri Loyrette, à l’époque directeur du Louvre, avait même parlé de « renouveler les promesses de la Révolution et de l’Empire ». Tout cela, ce sont des projections. Quand on regarde l’impact de ce projet aux Emirats, depuis son lancement en 2004, ce que l’on constate c’est une exclusion totale de la population nationale. La conception et la mise en oeuvre a été confiée à une agence, ADTCA (Abu Dhabi Tourism and Culture Authority), distincte du ministère de la culture, dont les postes de décision ont été confiés à des occidentaux. Les seuls Emiriens à être impliqués, sont des jeunes gens, des enfants de la très haute élite, mis en avant pour incarner le projet.

Abou Dhabi disposait-il des ressources humaines nécessaires à la réalisation d’un tel projet ?

On veut nous faire croire que le Louvre Abu Dhabi est un Louvre des sables, qui a poussé dans le désert. C’est faux. Tous les Etats de la rive arabe du Golfe persique se sont dotés, dans les années 1970, d’un musée national, conforme aux standards internationaux. Abou Dhabi a longtemps disposé d’une « Fondation culturelle », qui organisait des activités très prestigieuses, gérées par une vaste administration culturelle. Mais dans le contexte de poussée de l’islamisme révolutionnaire, à partir des années 1980, le pouvoir que cette classe moyenne fonctionnarisée avait commencé à accumuler, du fait de son rôle dans l’appareil d’Etat, est devenu un motif d’inquiétude pour les souverains. C’est pour cela qu’elle a été progressivement marginalisée. A Abou Dhabi comme au Qatar, il est devenu fondamental de priver la classe moyenne de contact avec les partenaires internationaux du pays car c’est d’eux que dépend la sécurité du régime. Les étrangers sont devenus une ressource humaine de substitution, non parce qu’ils ont une meilleure expertise, mais parce qu’ils sont plus obéissants.

Autrement dit, ce que le Louvre Abu Dhabi donne à voir, c’est l’accaparement des leviers de pouvoir par la famille régnante.

C’est un rouage majeur du resserrement autoritaire des Emirats arabes unis. Quand en avril 2013, Aurélie Filippetti, alors ministre de la culture, visite à Abou Dhabi l’exposition de préfiguration du musée, elle est guidée par l’un des frères de Mohamed Ben Zayed, le cheikh Hazza, qui est l’homme de la répression politique, en charge des services de renseignements. Le procès de 94 émiratis, accusé de complot contre l’Etat, du fait de leur simple appartenance au mouvement Islah [la branche émirienne des Frères musulmans] était alors en cours depuis plus d’un mois.

Le Louvre Abu Dhabi donne à voir la déconnection entre libéralisme culturel et libéralisme politique, qui se joue dans toute l’Asie, de l’Ukraine à la Chine. Il accompagne la bascule des EAU d’une monarchie à l’anglaise, collégiale, vers une monarchie absolue. Que ce passage s’opère avec le nom du Louvre, symbole de la Révolution française et de la République, a quelque chose d’ironique.