La chanteuse Dee Dee Bridgewater en concert au 24e Cognac Blues Passion Festival, le 6 juillet 2017. / YOHAN BONNET/AFP

Prestation éblouissante de la chanteuse Dee Dee Bridgewater à La Cigale à Paris, mercredi 8 novembre, la plus grande performeuse du circuit, la plus musicale, avec retour résolu aux quatre fondamentaux : le blues, la soul music, la dialectique joyeuse et le féminisme.

Le dernier récital de Dee Dee Bridgewater, Memphis (l’album du même titre est publié par Okey/Sony Music), est un régal soul & blues, une fête totale, une leçon d’instruction civique et un monument de musique soul et blues. Le public de Marciac devant qui elle l’a rodé en juillet dernier, en sait quelque chose.

La si francophile chanteuse de jazz, termine son show éminemment théâtral par un canaille : « Alors ! Vous êtes choqué(e)s que votre chanteuse de jazz soit revenue au blues ? » Oh, pas le moins du monde. Encore, encore !

Dee Dee Bridgewater raconte l’histoire de l’Amérique afro-américaine

Chemin faisant, elle raconte en chanson sa ville natale, Memphis (Tennessee, 1950), son mythe fondateur, l’adolescence à Flint (Michigan), sa découverte de la musique du diable – la soul et le blues version radio locale WNIA, en cachette, sous la couette. Elle dit la découverte de son corps (la découverte de l’Amérique), celle des garçons, du frotti-frotta et de l’amour. Elle raconte l’histoire de l’Amérique afro-américaine, les saloperies racistes de Little Rock en 1957, son adolescence amoureuse, aux côtés d’un band particulièrement velu qui ne la lâche jamais. Même quand elle improvise, façon sprechesang, comme diraient les critiques spécialisés qui viennent, tout fiérots, d’apprendre le mot…

Comme dans ses avatars précédents – théâtre, Ella, Billie… –, Dee Dee donne tout, exagère vraiment, ne nous refuse rien, on est à Pigalle après tout, s’agrippe à pleine main la chatte (« Hi ! Vous êtes choqués ? »), danse langoureusement entre ses deux guitaristes, puis, encore plus voluptueusement, avec les deux choristes aux bras ondoyants, on dirait de l’invention du burger et du kamasutra.

Danse de l’intelligence

C’est génial, sensuel, rythmique au possible, avec bavures, ça groove à mort, et le tout semble avoir un sous-titre en forme de sous-texte : « ça suffit maintenant… les chanteuses glamour, les blondinettes et les chatteries asiatiques à l’usage des faux-nègres… je suis la patronne et je vous emmerde… chanter le blues comme je le fais, personne d’entre vous, harpistes de la minauderie, trompettiste(e)s à la manque, ne saurait le faire, je reviens à Memphis et frappe sur la table ! This is our music ! » Le génie, c’est qu’elle ne le dit pas si bêtement. Sa musique est la danse de l’intelligence.

Réappropriation, éclat de rire féministe qui renvoie « les Salopettes » (les féministes au nom marrant, de l’ENS de Lyon) à leurs chères études, pour peu que l’on s’y prenne bien, le récital de Dee Dee est une leçon de vie, de dialectique, d’être-femme et de lexicologie poilante : « On nous a appelé.e.s coloured, puis negros, plus tard, Noir.e.s – (elle montre sa peau), mais je ne suis pas noire, mes chaussures sont noires, la robe de Mme Monet, notre choriste, est noire, pas moi ! » Racistes à visage humain qui aimez tant le mot « Black », réfléchissez deux secondes…

Son récital en style de récitatif formidablement « groove », lexicologie et conscience politique incluses, ne fait que reprendre la profonde leçon du blues et de la soul music. Mais il nous permet, nous public français, avec notre accent très personnel, et cette manière spontanée de battre des mains à l’envers, de comprendre. Sans compter sur les relais de fans dans le public de La Cigale aux allures d’« Enfants du Paradis », ces groupes de filles joyeuses qui la suivent depuis vingt ans ou plus.

Chanter le blues

L’orchestre de la tournée assure un max : ils et elles viennent de Memphis (essentielle, la provenance par ville, dans la musique noire) : Carlos Sargent, le batteur/leader ; Curtis Pullam et Boo, la section de cuivres ; le guitariste aux airs de Tarass Boulba (Charlton Johnson) ; le bassiste qui tricote en casquette des lignes brûlantes (Barry Campbell), et un placide seigneur aux airs de « reverend », installé devant le mythique orgue Hammond B3, et deux claviers très électroniques, on dirait quelque chef de Little Rock à ses fourneaux.

M. Hammond avait conçu son célèbre B3 – ahurissante combinaison de pignons asymétriques et de champ magnétique sur roue phonique qui lui donnent un son bouleversant – pour un ami organiste d’église. Le succès du B3 dans les musiques du diable a gâché sa vie et son génie d’inventeur. La mère de Dee Dee lui avait fait jurer de ne jamais chanter le blues. Elle vient de mourir. Dee Dee la pleure, mais elle chante le blues. Et sur certaines chansons, avec ses jeux de mains, jeux de vilain, on imagine les galipettes que fait la pauvre maman dans sa tombe.

Mais non, c’est l’hommage le plus pur, le plus véridique, comme le répertoire, une anthologie précieuse de la soul music et de ses héros (Barbara Meson, Al Green, Isaac Hayes, Otis Redding, Rufus Tomas, Tina Turner). Ajoutons un air au tempo particulièrement lent – « celui-là, il n’a jamais traversé l’Atlantique, il est resté juste pour nous… » –, des dialogues scat-ténor de pur diamant, quelques petites claques sur le derrière comme refait Mick Jagger, et une imitation insensée, déhanchement et inflexion bartyton compris.e.s, d’Elvis Presley.

Conscience de classe et de femme

La grande force de Dee Dee, sa subtilité, c’est d’avoir, ado parmi les autres, bien aimé Elvis, aussi. Elle dit tout de son « jardin secret », rit de ses trois divorces, raconte ce garçon perdu à 17 ans, parce qu’elle et sa sœur, la mère les avait envoyées chez la grand-mère, dans l’Ohio, « à la campâââââgne – imitation de la campagne, voir Muriel Robin – gnagnagna, au retour, le garçon en avait trouvé une autre. » Elle, inconsolable, elle le cherche sur Facebook. Grande performance de soul à l’état chimiquement pur, avec basse grondante et caisse claire minimale. Seule théorie assénée : « s’aimer d’abord soi-même ! » En France, elle aurait eu le prix Femina.

Symptôme : même les « magazines spécialisés » – spécialisés en quoi, au juste ? – font remonter la gloire de Dee Dee Bridgewater à son extraordinaire duo avec Ray Charles (1989). On peut lire cette ânerie dans un numéro récent d’un fanzine qui eut ses moments d’importance, avant de devenir une espèce de Closer guilleret. Non, la gloire de Dee Dee Bridgewater remonte à ses origines, à sa conscience de classe et de femme, à sa famille, à ses contradictions, résolues sur les douze mesures du blues – et aux lundis du Village Vanguard.

En 1973, tous les lundis, équipée du fabuleux big band de Thad Jones (trompettiste afro-américain) et Mel Lewis (batteur causasien), la légion des meilleurs musiciens de Manhattan, Dee Dee, épouse Bridgewater (Cecil, le trompettiste, l’autre était ténor sax), 21 ou 22 ans, belle comme elle l’est aujourd’hui, était la chanteuse et l’égérie du band. C’était le lundi, soir off des musiciens de New York, dans ce club qui faisait rêver (aujourd’hui, on vous prie de prendre les places sur Internet), sans autre public que quelques musicien.ne.s. Une splendeur. Dee Dee n’en démord pas. Elle va même nettement plus loin. Grande leçon d’amour.

05 Teaser Dee Dee Bridgewater
Durée : 01:07

Dee Dee Bridgwater en concert au Théâtre Simone Signoret, à Conflans-Sainte-Honorine, le 10 novembre à 20 h 30 ; au Carré Léon Gaumont, à Sainte-Maxime, le 11 novembre à 20 h 30. Sur le Web : www.deedeebridgewater.com/tour