Investigations de la Commission européenne, enquêtes judiciaires, audit géant aux Pays-Bas, inflexions du secrétaire au commerce de Donald Trump… Moins d’une semaine après les premières révélations du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et de ses 96 médias partenaires, dont Le Monde, le 5 novembre, la divulgation des « Paradise Papers » a déjà eu des répercussions concrètes.

Les « Paradise Papers » en 3 points

Les « Paradise Papers » désignent la nouvelle enquête menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses 96 médias partenaires, dont Le Monde, soit 400 journalistes de 67 pays. Ces révélations s’appuient sur une fuite de documents initialement transmis, en 2016, au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung par une source anonyme.

Cette nouvelle enquête permet de lever le voile sur les mécanismes sophistiqués d’optimisation fiscale dont profitent les multinationales et les grandes fortunes mondiales.

Les « Paradise Papers » sont composés de trois ensembles de données, qui représentent au total près de 13,5 millions de documents :

  • 6,8 millions de documents internes du cabinet international d’avocats Appleby, basé aux Bermudes mais présent dans une dizaine de paradis fiscaux.
  • 566 000 documents internes du cabinet Asiaciti Trust, installé à Singapour.
  • 6,2 millions de documents issus des registres confidentiels des sociétés de dix-neuf paradis fiscaux : Antigua-et-Barbuda, Aruba, Bahamas, Barbades, Bermudes, Dominique, Grenade, îles Caïman, îles Cook, îles Marshall, Labuan, Liban, Malte, Saint-Christophe-et-Niévès, Sainte-Lucie, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Samoa, Trinité-et-Tobago, Vanuatu.

Enquêtes fiscales et judiciaires. Aux quatre coins de la planète, ces révélations sur des montages possiblement frauduleux ont déclenché l’ouverture de plusieurs enquêtes fiscales ou judiciaires. Comme celle du fisc lituanien sur le centre commercial détenu indirectement par Bono, le chanteur du groupe U2. Mais aussi de la justice indonésienne sur les enfants de l’ancien dictateur Suharto, ou des autorités judiciaires argentines, qui ont requis l’incarcération de quatre personnes à la suite de la relance, par les « Paradise Papers », d’une affaire de blanchiment d’argent liée au grand groupe minier Glencore.

Ross revend ses parts. Après avoir réfuté tout conflit d’intérêts et assuré qu’il n’avait « absolument rien fait de répréhensible », le secrétaire au commerce américain, Wilbur Ross, l’un des hommes les plus puissants de l’administration Trump, s’est résolu à vendre toutes ses parts dans Navigator. « J’étais en train de les vendre de toute façon, mais pas à cause de tout ça », a-t-il argué. L’ICIJ et les médias partenaires ont révélé que cette société de fret maritime installée dans les îles Marshall entretenait une relation commerciale étroite avec l’entreprise de gaz Sibur, détenue par des oligarques proches du Kremlin visés par des sanctions internationales. Plusieurs sénateurs démocrates ont réclamé l’ouverture d’une enquête parlementaire sur les liens russes de M. Ross.

L’île de Man visée par une enquête. La Commission européenne a également réagi à la mise au jour, dans les « Paradise Papers », de montages financiers destinés à contourner les règles communautaires en matière de TVA sur l’île de Man, pour l’immatriculation de jets privés. Elle a fait savoir qu’elle venait de lancer une enquête préliminaire sur les pratiques fiscales de cette petite dépendance de la couronne britannique.

Cette enquête s’ajoute à celle lancée, en septembre, sur la TVA réduite des yachts à Malte, à la suite des « Malta Files », révélés au printemps par le site Mediapart et plusieurs journaux européens. L’une et l’autre pourraient donner lieu à l’ouverture de procédures d’infraction et pousser Man et Malte à mettre fin à ces pratiques.

Demandes d’informations. Des demandes d’informations ont notamment été adressées par le commissaire européen chargé des affaires économiques, de la fiscalité et de l’union douanière, Pierre Moscovici, aux ministres des finances de Malte et du Royaume-Uni, qui exerce une tutelle sur l’île de Man. Ces demandes d’éclaircissements visent à faire la lumière sur de possibles dysfonctionnements dans ces territoires : mauvaise transposition de la directive européenne sur la TVA, instructions administratives erronées, voire administration défaillante…

Appel à une évolution de la législation. Plus généralement, M. Moscovici a estimé qu’il était temps pour l’Europe de compléter son arsenal contre l’évasion fiscale avec de nouvelles règles pour contrôler les intermédiaires financiers, comme les banques ou les cabinets d’avocats, qui conçoivent les schémas d’évasion fiscale pour le compte des multinationales et des grandes fortunes. Au cœur des investigations des « Paradise Papers » se trouve ainsi un cabinet d’avocats, Appleby, actif dans dix juridictions offshore à travers le monde.

Vers une liste noire européenne. En outre, M. Moscovici a appelé à faire aboutir rapidement le projet de liste noire européenne de paradis fiscaux, lancé au lendemain des « Panama Papers », en avril 2016. Les ministres européens ont inscrit ce dossier en urgence au menu de leur sommet « Ecofin » de mardi 7 novembre. Ils espèrent finaliser le processus le 5 décembre. Cette liste noire pourrait compter au moins douze pays, dont l’île de Man, les îles Caïmans, les îles Marshall, les Bermudes et les îles Turks-et-Caïcos, des juridictions toutes au cœur des « Paradise Papers ». Bruxelles souhaite qu’une telle liste noire soit assortie de sanctions « crédibles » – comme par exemple l’interdiction pour les pays fichés de bénéficier de fonds européens ou d’aides de la part des institutions internationales.

L’OCDE veut vérifier les schémas fiscaux. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), mandatée depuis des années par le G20 pour lutter contre l’optimisation fiscale agressive des multinationales, a aussi annoncé qu’elle allait examiner l’ensemble des schémas révélés par les « Paradise Papers ». L’OCDE entend vérifier si ces montages sont bien couverts par ses règles anti-abus « BEPS » (érosion de la base fiscale et transfert des bénéfices), en cours de déploiement dans le monde, ou s’il lui faut les renforcer.

Réseau international. De leur côté, les administrations fiscales de 37 pays (dont la France) rassemblées dans le réseau international de coopération Jitsic ont révélé qu’elles coopéraient depuis déjà plusieurs semaines sur le sujet. Elles avaient été alertées avant même la publication des « Paradise Papers » par un communiqué du cabinet Appleby, qui annonçait avoir été approché par l’ICIJ.

Choc aux Pays-Bas. Aux Pays-Bas, la classe politique s’est engagée à agir résolument contre la fraude et l’optimisation fiscales. Interpellé par les parlementaires, le gouvernement libéral a promis d’enquêter sur les 4 000 rescrits fiscaux, ces accords noués en toute opacité par le fisc et les multinationales pour fixer un taux d’imposition forfaitaire avantageux. Rebondissant sur les révélations de l’optimisation fiscale réalisée par Procter & Gamble, Nike, Uber ou Allergan grâce aux Pays-Bas, le nouveau secrétaire d’Etat aux finances, Menno Snel, a même juré vouloir mettre fin à une situation qui conduit des entreprises à s’implanter dans son pays « uniquement pour pouvoir s’en sortir sans payer des millions d’impôts ».

Peu de réactions en France. En France, en revanche, la majorité a peu réagi. Ni le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, ni son premier ministre, Edouard Philippe, n’ont officiellement commenté les révélations de l’ICIJ et de ses partenaires. Le ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin, a salué « l’action des journalistes qui ont su faire ce devoir d’alerte » et a fait savoir que les « entreprises françaises » et les « contribuables français » cités par la presse feraient l’objet de « contrôles » et de « poursuites » en cas de fraude fiscale avérée – laissant de côté la question de l’optimisation fiscale légale et les questions éthiques qu’elle soulève.