La « Marche Republicaine » du 11 janvier 2015, place de la Nation à Paris. / LOIC VENANCE / AFP

Tribune. 13 novembre 2015, tout le monde ne le sait peut-être pas encore, mais cette nuit terrible nous marquera tous et pour toujours. Les historiens et les philosophes diront peut-être ce qu’ont vraiment été les attentats du 13 novembre 2015 à Paris. En attendant, c’est notre rapport collectif à cette date, et seulement lui, qui dessine aujourd’hui le tableau de ces événements. Un tableau pas très net, bourré de maladresses et de gaucherie, qui donne comme un immense sentiment de gâchis et de temps perdu. Parce que nous privilégions trop systématiquement l’émotion à la raison.

Cela commence par nos mots. J’entends hélas trop souvent des femmes et des hommes politiques, des commentateurs et des journalistes parler du « Bataclan » pour évoquer les attentats du 13 novembre 2015. Ils sont trahis par leurs émotions. C’est leur émotion qui parle. C’est le vertige du nombre de victimes et le trouble né du huis clos infernal qu’ont vécu les gens pendant des heures insoutenables. Partout ailleurs à Paris, ce soir-là, sur les terrasses, dans les cafés, dans la rue, la terreur a duré moins de trois minutes. Enfin, je crois. Je ne regarde jamais les images du 13 novembre. Je les ai vécues de l’intérieur, cela me suffit. Mais quand certains parlent du « Bataclan » pour évoquer les attentats du 13 novembre, cela est très douloureux pour moi et, je le crois, pour tous les proches des victimes concernés. J’ignore si cela sera entendu, mais s’il vous plaît, parlez des « attentats du 13 novembre ». N’ensevelissez pas nos morts dans l’oubli.

J’en viens à l’essentiel et, pour cela, je veux évoquer la grande manifestation du 11 janvier 2015 qui avait suivi les attentats des 7, 8 et 9 janvier de cette année sanglante. Ce jour-là, j’étais fier d’être un citoyen de mon pays. Comme beaucoup, j’avais les larmes aux yeux et au cœur. Comme des millions d’autres, j’étais rasséréné. La France était belle, elle était constituée d’un peuple qui se souvenait de son ADN commun et de son devoir de le défendre. Avec les événements de 2014 puis ceux de janvier 2015, la France avait été attaquée sur tout ce qui la singularise. Ce grand moment national que fut la manifestation du 11 janvier 2015 a eu selon moi un immense mérite : il a donné aux Français le dernier mot. Ce ne sont pas les assaillants qui ont parlé les derniers avec leurs armes, c’est nous, avec notre cœur et notre raison. Et sans peur, nous avons dit : « Non ! ».

Rien qu’un peuple assis

D’une certaine manière, ce qui s’est construit après les attentats du 13 novembre (et après Nice, du reste) offre une image exactement inverse. Les Français se sont tus. Ils sont restés sur leur canapé, ils ont regardé les images, ils ont observé le ballet des experts et des journalistes sur les plateaux des chaînes de télé et de radio. Qu’avons-nous proposé comme signal collectif porteur de sens face à ces actes insensés ? Rien. Rien qu’un peuple assis devant un tsunami d’images véhiculant de l’émotion, du saisissement et de l’effroi. Est-ce là tout ce que nous avons à nous offrir, la peur ?

Ceux qui ont fabriqué les tueurs doivent être enchantés de constater que, même morts, leurs bombes humaines continuent d’exploser. Par notre passivité, nous leur donnons le pouvoir d’exercer leur emprise sur nous. Deux ans après le 13 novembre, nous continuons à montrer sur nos écrans le visage de nos bourreaux et à entretenir la peur. Personne, et moi le premier, ne peut empêcher l’espèce humaine de chercher à comprendre. Pour cela, elle emprunte parfois des voies intelligentes mais aussi, et souvent, des raccourcis dévastateurs. Comme celui consistant à montrer à l’envi le visage et le curriculum des exécutants de ces attentats. Ils ne sont pourtant rien. Ils ne sont que des balles de mitraillettes. Devons-nous commenter et montrer, sous tous ses angles, un bout de métal destiné à tuer, ou bien devons-nous porter notre attention sur ceux qui ont créé et utilisé cette balle ?

Ce grand moment national que fut la manifestation du 11 janvier 2015 a eu selon moi un immense mérite : il a donné aux Français le dernier mot

La commémoration du 13 novembre ne devrait être que l’occasion de se souvenir des nôtres. Lorsque nous commémorons la fin de la guerre contre l’Allemagne hitlérienne, montrons-nous le visage d’Hitler ou d’Himmler en indiquant à côté de leur nom le nombre de victimes dont ils portent la responsabilité ? Non, nous ne le faisons pas. Nous utilisons ce moment pour parler de nos morts, de nos blessés, de nos survivants, de nos sourires, d’amour, de nos espérances, de notre victoire sur le mal.

C’est peut-être cela, qu’il faut inventer. Une forme d’attention à nos disparus, mais aussi à nous-mêmes en tant que nation. Au lieu de quoi, la stratégie de nos ennemis fonctionne à merveille par notre consentement névrotique à alimenter les braises du mal qu’ils ont allumées. Allons-nous encore courir, ce 13 novembre, après l’identité des exécutants et ainsi atteindre le but recherché par nos ennemis ? Allons-nous faire une fois de plus la promotion de leurs bombes humaines ? N’est-il pas possible de réagir autrement ? Qu’avons-nous à perdre à réfléchir à cela ? Rien.

Allons plus loin : que se passerait-il si, à la prochaine barbarie, nous nous interdisions de donner le nom et le visage des exécutants ? Agir ainsi nuirait-il à notre combat contre ces gens ? Passer en boucle sur les écrans le visage des tueurs constitue l’une des raisons de ces attaques car, tout le monde le sait, ces attaques sont des messages. Nous consentons donc tous, collectivement, à assurer la com de nos ennemis. Nous méritons mieux. Nous sommes un peuple mûr. Nous devons imaginer un moyen de dire que la peur et la barbarie n’ont pas gagné nos cœurs. Nous devons dire que nous nous souvenons davantage de nos morts que de nos bourreaux, que chaque acte de terreur nous cimente au lieu de nous diviser. Nous devons dire que le destin dont nous rêvons pour nos enfants, c’est qu’ils deviennent des bombes d’humanité diffusant de l’amour, de la tolérance et du respect.

Bien sûr, certains ricaneront et me prendront pour un rêveur. Ils ont raison, mais je suis un rêveur éveillé, pragmatique et déterminé. Le rêveur que je suis ne pleurera pas ses morts le 13 novembre. J’ai toute ma vie pour le faire. Non, je penserai aux vivants, je penserai à ce que j’ai vu en nous, ce 11 janvier 2015, lors de la manifestation républicaine, et je prierai pour que son esprit revienne car, contre cela, leurs bombes n’y pourront jamais rien.

Le restaurant La Belle Equipe, situé au 92, rue de Charonne à Paris, a été la cible d’un des attentats du 13 novembre 2015