« Si la plus grande question du XXe siècle était celle de la race, au XXIe siècle ce sera celle de la mobilité. » Les mots tonnent dans l’assemblée silencieuse. La voix d’Achille Mbembe soulève quelques acquiescements et froncements de sourcils. L’historien et philosophe camerounais sait manier ses effets pour piquer la curiosité de son auditoire. « A l’avenir, il s’agira de savoir qui pourra circuler de manière inconditionnelle autour de la terre et qui pourra le faire sous conditions. »

Ce matin de novembre, il n’est pas le seul à retenir l’attention du public de la deuxième édition des Ateliers de la pensée, grand rendez-vous intellectuel du continent africain lancé à l’automne 2016 à Dakar. Le sociologue marocain Mehdi Alioua, professeur à l’université de Rabat et fondateur du Groupe antiraciste de défense et d’accompagnement des étrangers et migrants (Gadem), répond en écho à ses propos. Selon lui, la lutte européenne contre l’immigration des Africains et la « criminalisation de leur mobilité » auront comme unique effet positif de faire naître « une conscience africaine par le bas ».

Sélection des migrants

Le thème de cette conférence matinale ? « Population, mobilité et migrations » en Afrique, qui a vu la participation d’autres intellectuels tels l’Américain Dominic Thomas, le Burkinabé Jean-Paul Sagadou, la Marocaine Bouchra Sidi Hida et le Sénégalais Cheikh Guèye, sous la modération de la philosophe française Nadia Yala Kisukidi. Au cœur des discussions : l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex, ainsi que l’instauration de la première étape du « plan migration » d’Emmanuel Macron, qui prévoit depuis cet été le renforcement des contrôles aux entrées de l’espace européen, la sélection des migrants se faisant non plus à l’arrivée sur le territoire européen mais au départ sur le sol africain.

« Les frontières de l’Europe aujourd’hui, c’est au large de Gorée, au milieu du Sahara, au Tchad, au Niger, là où il y a des dispositifs de tri et de sélection de ceux qui peuvent bouger et de ceux qui vont être confinés dans des camps », dénonce Achille Mbembe. En parallèle, le nouveau plan migration de la France rappelle à Mehdi Alioua la loi marocaine 02-03, votée en 2003, qui interdisait les sorties du territoire aux migrants. « Nous avons ainsi inventé le crime d’émigration illégale », lance-t-il.

Cette loi, « soufflée par l’Union européenne » et qui empêchait les migrants subsahariens de quitter le Maroc pour rejoindre l’Europe, « a généré une augmentation des actes racistes », poursuit-il. Elle a finalement été abrogée en septembre 2014 par le gouvernement, qui a régularisé plus de 50 000 migrants subsahariens. « Le Maroc, coincé entre un monde arabe en proie à l’effondrement et une Europe refermée sur elle-même, a, grâce à ces migrants, repris conscience qu’il était africain et qu’il fallait pour développer sa conscience africaine que les gens puissent circuler sur le continent. », poursuit Mehdi Alioua.

« Saignée esclavagiste »

Pour Achille Mbembe, le repli identitaire de la vieille Europe « n’est qu’un désir viscéral d’entre-soi et d’inceste ». Il ne portera pas préjudice à l’Afrique, continent de la jeunesse qui, avec 40 % des habitants de la planète à la fin du siècle, aura récupéré « ce qu’elle a perdu avec la saignée esclavagiste du XVIe au XIXe siècle ». Le risque qu’encourt l’Afrique est celui de se retrouver enfermée « du dehors et du dedans en même temps, poursuit Achille Mbembe. La grande priorité est d’abolir les frontières à l’intérieur du continent. Nous devons transformer l’Afrique en un vaste espace de circulation. »

L’historien et philosophe camerounais Achille Mbembe durant la deuxième édition des Ateliers de la pensée, le 2 novembre 2017, à Dakar. / Sylvain Cherkaoui/Cosmos pour Le Monde Afrique

A terme, l’unique solution, pour les deux penseurs, sera de créer un passeport africain. Un document calqué sur le modèle du passeport Schengen, qui garantit aux Européens la liberté de mobilité, d’établissement, d’étude et de commerce dans toute l’Union européenne. L’idée trouve son appui dans l’actualité puisque, après dix-sept ans de négociations, la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cémac) a ratifié, le 31 octobre, la libre circulation des habitants des six pays de la sous-région. Un exemple d’accord panafricain qui séduit le panel. Mais, avant d’arriver à ce sésame de la mobilité interafricaine, plusieurs étapes doivent êtres mises en place.

Tout d’abord, le développement et le renforcement des infrastructures régionales, des ports aux aéroports, des routes aux autoroutes. Après ce cortège de béton suivra celui de l’encre et du papier avec des lois pour faciliter l’octroi de visas régionaux. Achille Mbembe invite alors ses auditeurs à « ne pas être naïfs quant aux questions de sécurité, il faut savoir qui entre et qui sort ». Il sera donc nécessaire, selon lui, de « biométriser les processus d’immigration et de mobilité ».

« Relier les pays entre eux »

Le passeport continental prendra du temps. Comme étape intermédiaire, Mehdi Alioua suggère de s’atteler en priorité à la création de passeports sous-régionaux appuyés par les Communautés économiques d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale, d’Afrique de l’Est et d’Afrique australe. « Mon propos est de dire que ce n’est pas seulement les élites cosmopolites qui doivent circuler, mais aussi des gens du bas, qui se glissent dans les interstices, contournent les frontières et participent à relier les pays entre eux. » D’autant que, faut-il le rappeler, entre 70 % et 80 % de l’exil se fait à l’intérieur du continent, selon les évaluations de 2015 de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

Promouvoir la circulation interafricaine, seule façon d’unifier un continent colossal en proie à l’exode et de limiter les centaines de milliers de candidats à l’émigration ? Pour l’assemblée, c’est une évidence, appuyée par un fait morbide : depuis le début de l’année 2017, 2 300 migrants sont morts en tentant la traversée pour l’Europe.

« Nous avons de l’espace en Afrique, lance Achille Mbembe. Il n’y a aucune raison pour que des jeunes Africains trouvent la mort dans la Méditerranée. Nous sommes étrangers partout dans le monde. Nous n’avons pas besoin d’être des étrangers chez nous. »