Au Parlement européen, le 15 novembre. / FREDERICK FLORIN / AFP

Leurs moyens sont limités, et leurs hésitations manifestes, mais les institutions de l’Union européenne (UE) maintiennent la pression sur Varsovie pour tenter d’infléchir les décisions d’un gouvernement conservateur, nationaliste et franchement anti-Bruxelles, dans son entreprise d’affaiblissement de l’Etat de droit en Pologne.

Trois jours après une manifestation massive de l’extrême droite polonaise mollement dénoncée par le président polonais Andrzej Duda, mercredi 15 novembre, les eurodéputés ont débattu, pour la troisième fois en moins de deux ans, de l’Etat de droit en Pologne. Réunis en plénière à Strasbourg, ils ont adopté dans la foulée et à une large majorité (438 voix pour, 152 contre, 71 abstentions) une résolution demandant à la commission LIBE (libertés civiques) du Parlement d’« élaborer un rapport spécifique » proposant que le Conseil (les Etats membres) agisse « conformément à l’article 7, paragraphe 1, du traité de l’UE. »

En clair, les élus se tiennent prêts à demander au Conseil le déclenchement de la première étape de l’article 7, visant à « constater » un « risque clair de violation grave » de l’Etat de droit dans un Etat membre. La procédure européenne de l’article 7, très complexe, n’a encore jamais utilisée dans l’UE, et est considérée à Bruxelles comme une arme de dissuasion massive. Menée à son terme, elle permet une exclusion de fait d’un pays membre en le privant de ses droits de vote au Conseil.

Droit chemin

La résolution du Parlement de Strasbourg a surtout pour but de soutenir la Commission européenne, et particulièrement son premier vice-premier ministre Frans Timmermans, qui tente depuis des mois, en vain, d’établir un dialogue avec le parti PiS (Droit et justice, au pouvoir) à Varsovie, afin de le ramener dans le droit chemin européen. Visiblement excédé, le social-démocrate néerlandais a rappelé mercredi à quel point la situation était « grave » en Pologne.

En juillet, la Commission a haussé le ton après que Varsovie a proposé une nouvelle série de lois risquant d’affaiblir drastiquement l’indépendance du système judiciaire du pays. Le président Duda ayant mis son veto à l’adoption d’une partie de ces lois, une négociation s’est instaurée entre le gouvernement et le Parlement polonais pour aboutir à des textes de compromis.

Le moment de vérité approche pour la Commission, qui va devoir statuer dans les semaines qui viennent sur ces textes, après un dernier rapport de la Commission de Venise – une émanation du Conseil de l’Europe. Franchira-t-elle le Rubicon en recommandant au Conseil le passage au « 7.1 », la première marche de la procédure ultime ? Elle s’y est engagée noir sur blanc, fin juillet, en cas de mesure « de révocation ou de mise à la retraite forcée des juges de la Cour suprême ».

Majorité des quatre cinquièmes

Mais l’institution communautaire hésite : une majorité des quatre cinquièmes des pays, soit 22 capitales, est nécessaire pour que l’article 7.1 puisse être activé au Conseil. Or, M. Timmermans n’est pas assuré à ce stade de pouvoir réunir cette majorité : difficile, dès lors, de partir seul au front, au risque de discréditer complètement l’institution.

En septembre, selon nos informations, Jean-Claude Juncker était tout près d’agir, mais aurait été dissuadé par notamment par Paris, la France ayant recommandé au président de la Commission d’attendre que le débat interne en Pologne s’achève sur les projets de loi.

Côté pays membres, l’Allemagne et surtout la France du président Macron n’ont pas mâché leurs mots ces derniers mois, mais d’autres capitales sont partagées. Selon une source diplomatique bruxelloise, certaines hésitent pour des raisons tactiques : à quoi bon mettre davantage Varsovie à l’index alors que jusqu’à présent, la pression exercée par Bruxelles n’a pas du tout fait baisser le PiS dans les sondages en Pologne ?

D’autres diplomates mettent en avant une démarche – l’article 7 – perdue d’avance. De fait, la procédure ne peut aller à son terme (la suspension des droits de vote) qu’avec un consensus des pays membres. Or la Hongrie du premier ministre Viktor Orban a jusqu’à présent dit qu’elle volerait, le moment venu, au secours de Varsovie.

Trouble au Conseil

A Paris, on refuse à ce stade d’écarter cet instrument de pression sur Varsovie. Mais la crise catalane, l’assassinat brutal de la journaliste Daphné Caruana Galizia à Malte, ont aussi créé un trouble au Conseil. L’Espagne, Malte, seraient-ils prêts à soutenir une procédure « article 7 » contre la Pologne, au risque de mettre le sujet du respect de l’Etat de droit au cœur des débats bruxellois ? Pas sûr.

En réalité, les Européens comptent désormais moins sur l’épée de Damoclès de l’article 7 que sur l’accès aux fonds européens pour exercer une pression réellement efficace sur le PiS. Le débat commencera officiellement au printemps prochain, après que la Commission aura remis sa proposition pour un nouveau budget pluriannuel de l’Union (2020-2026).

Nathalie Loiseau, ministre des affaires européennes, en juillet. / THOMAS SAMSON / AFP

En réalité, le débat a déjà commencé, et il est rude. Les Allemands notamment, mais les Français aussi, menacent de conditionner l’accès à ces fonds au respect de l’Etat de droit. « Les fonds de cohésion peuvent être assortis de conditionalites liées au respect de l’Etat de droit », assure au Monde la ministre chargée des affaires européennes, Nathalie Loiseau. « Sur l’Etat de droit, la France et l’Allemagne sont très en phase », ajoute la ministre.

« Meilleur usage »

Selon nos informations, les ministres des finances de l’UE, lors d’un conseil Ecofin, mercredi 15 novembre, ont aussi abordé la question des fonds de cohésion et de leur conditionnalité éventuelle. La France et l’Allemagne sont notamment montées au créneau.

L’argument pourrait toucher brutalement la Pologne au portefeuille. Pour la période 2014-2020, le pays a été l’un des plus généreusement dotés par l’Union, avec une enveloppe totale de 86 milliards d’euros venue des Fonds structurels européens (Fonds de cohésion, Fonds social européen).

Fin octobre, la commissaire à la justice, la Tchèque Vera Jourova avait déjà abordé frontalement le sujet, déclarant : « Nous devrions faire un meilleur usage des fonds européens pour soutenir l’Etat de droit. Je pense que nous devrions réfléchir à conditionner de manière forte le respect de l’Etat de droit aux fonds de cohésion. »

Selon les informations de l’Agence Europe (lettre spécialisée dans les sujets communautaires), la commission réfléchit à plusieurs scénarios de réduction des fonds de cohésion dans le cadre du budget pluriannuel 2020-2026, alors que le Brexit va priver le budget de l’Union d’au moins 10 milliards d’euros de rentrées annuelles. Un des scénarios prévoit une baisse drastique de 30 % des montants alloués à la politique de cohésion. Encore un moyen de pression sur Varsovie dont Bruxelles ne devrait pas se priver.