Le Conseil de sécurité des Nations unies doit trancher, jeudi 16 novembre, entre les propositions américaine et russe concernant le renouvellement du mandat de la commission d’enquête sur l’utilisation d’armes chimiques en Syrie. La prolongation de la commission d’enquête de l’ONU et de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OAIC), appelée Mécanisme d’enquête conjoint (Joint Investigative Mechanism, JIM), fait l’objet depuis des semaines d’un conflit entre Washington et Moscou.

Soutien de Damas, la Russie réclame une révision du mandat du groupe d’experts, dont le dernier rapport a impliqué le régime syrien dans une attaque au gaz sarin, qui a fait plus de 80 morts à Khan Cheikoun, dans la province d’Idlib, le 4 avril. Moscou demande un gel de leurs conclusions et le renvoi d’enquêteurs en Syrie à ce sujet. Soutenus par les membres européens du Conseil de sécurité, les Etats-Unis refusent une révision de leur rapport et réclament des sanctions pour les responsables d’utilisation d’armes chimiques en Syrie.

Dans un entretien au Monde, Nadim Houry, chargé de la Syrie et de la lutte antiterroriste au sein de l’organisation internationale Human Rights Watch (HRW), défend l’importance du renouvellement de cette commission d’enquête.

Le mandat du JIM pourrait être restreint à l’initiative de la Russie, qui dispose d’un droit de veto au sein du Conseil de sécurité…

Ce serait dommage. Le JIM a fait son travail et les Russes le punissent pour cela. L’attaque de Khan Cheikhoun n’est pas isolée. Il y a eu une série d’attaques au sarin, comme sur la ville de Latamné, que nous avons mises en lumière dans le rapport « Death by chemicals », proches géographiquement et dans le temps. Il faut trouver le moyen de poursuivre les enquêtes car il y a encore beaucoup de cas à étudier, qui vont nous montrer que les cas d’utilisation de gaz sarin ne sont pas isolés, qu’il y a bien des tendances et une stratégie, une logique militaire syrienne. Si on laisse le JIM faire son travail, nous pourrons avoir des réponses aux questions qui restent.

On espère que les Russes changeront d’avis. L’enjeu est trop important pour la Syrie et les victimes, mais aussi pour la crédibilité de pays comme la France. Avec la Syrie, c’est la première fois que la norme sur l’utilisation des armes chimiques est violée. On ne peut pas rester silencieux. Cela crée un précédent. On manque de voix influentes sur cette question, qui touche à celle sur la prolifération des armes chimiques.

Si le mandat du JIM n’était pas renouvelé ou était limité, quelles autres options resterait-il à la communauté internationale pour adresser la question de l’usage d’armes chimiques en Syrie ?

Le mandat de l’OIAC, qui est chargé d’identifier les armes chimiques, se poursuit. Le problème est qu’il n’a pas pour mandat de désigner les coupables, donc qui le ferait ? Il y a deux options. La première est le Mécanisme d’enquête international, impartial et indépendant (IIIM en anglais), créé par l’Assemblée générale des Nations unies en décembre 2016 et à la tête duquel la juge française Catherine Marchi-Uhel a été nommée, pour collecter des preuves sur les crimes les plus graves commis en Syrie. Une autre option, plus faible, est que le Conseil des droits de l’homme de l’ONU renforce les capacités techniques de la commission d’enquête onusienne.

Il y aurait aussi des choses à faire au niveau du Conseil exécutif de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques. C’est la première fois qu’un membre de la convention ne la respecte pas. Il faudrait a minima qu’il prenne des sanctions comme la suspension des droits et privilèges de la Syrie, même si cela resterait un simple message. Le meilleur mécanisme reste le JIM, né d’un consensus entre Américains et Russes, ainsi que d’autres pays. Sans ce consensus, le gouvernement syrien aura moins d’intérêt à négocier.

Où en sont les enquêtes sur l’utilisation d’armes chimiques en Syrie ? Des poursuites ont-elles été engagées ?

Des enquêtes pointent déjà la responsabilité du gouvernement syrien et de Daech dans l’usage d’armes chimiques. On connaît l’arme du crime, on sait qui est le criminel, il faut désormais punir. Des sanctions ont été prises par l’Union européenne et les Etats-Unis contre des individus associés au programme chimique syrien.

Comment peut-on élargir les efforts de la diplomatie française ? Il faut une diplomatie plus agressive pour engager un nombre plus important de pays sur la question. Les preuves existent et elles peuvent être judiciarisées si une enquête est ouverte par l’Assemblée générale des Nations unies. Pour cela, il faut une vraie volonté politique.

En 2013, les Etats-Unis ont estimé qu’il était plus important de se débarrasser de l’arsenal chimique syrien que de tenir le régime responsable. Aujourd’hui, on sait que la Syrie a triché et qu’elle a continué à utiliser non seulement du chlore mais aussi du gaz sarin. Il faut réviser la copie initiale qui pointait le succès du démantèlement de l’arsenal chimique syrien et désigner les responsabilités.

Qu’en est-il du travail d’enquête sur les autres crimes de guerre commis en Syrie ?

Les enquêtes ont avancé mais à quoi mèneront-elles ? La plus grande avancée a été la création de l’IIIM, censé monter des dossiers judiciaires prêts à être jugés. Si un jour, la guerre en Syrie est renvoyée devant la Cour pénale internationale ou qu’un Tribunal pénal international est créé, ces dossiers seront transmis au procureur. Si ce n’était pas le cas, ces dossiers pourraient être fournis aux juridictions nationales lorsque des suspects sont identifiés sur leur territoire.

Nous avons publié un rapport sur les efforts réalisés pour poursuivre les criminels de guerre syriens en Allemagne et en Suède. Il y a eu plusieurs jugements. C’est un début encourageant mais il y a encore très peu de cas. Et ils ne concernent pas des hauts gradés mais de simples combattants qui se sont mêlés au flot de réfugiés. Il y a eu des plaintes pour des crimes plus graves et systématiques. On attend de savoir si les juges allemands ouvriront des enquêtes. Cela avance doucement.

Le problème principal est que la question de la justice est absente des négociations internationales sur la Syrie. Le tempo des négociations est fixé par les Russes, avec les Turcs et les Iraniens, qui ne sont pas des champions de la justice. On entend moins la France et ses partenaires sur ces questions. Il faut maintenir un volet justice dans les négociations. C’est un effort de longue haleine, mais il faut préparer le terrain. Chaque petite victoire est la bienvenue pour garder cette question au cœur des discussions.

L’IIIM s’inscrit dans cette démarche. Sa création fait entrer la justice en Syrie dans un espace intemporel : les preuves sont collectées, le temps ne pourra pas les effacer. Les criminels de guerre, qui ont aujourd’hui un peu de répit avec le soutien russe et le manque de volonté internationale, pourront être rattrapés un jour. Le problème est : quand ?