« Depuis le début de cette affaire, j’attends qu’on nous dise précisément ce qu’on reproche à Ahmed Abba, ce qu’il a fait, quand, comment et avec qui. Ils n’ont jamais donné ces explications-là. Je retiens qu’on a demandé une confirmation de preuves qui ne reposent pas sur grand-chose », explique Yves Rocle, chef du service Afrique de RFI, présent à la troisième audience du procès en appel du correspondant en langue haoussa de Radio France internationale dans l’Extrême-Nord du Cameroun.

A Yaoundé, jeudi 16 novembre, le procès en appel du journaliste, condamné le 24 avril à dix ans de prison et à une amende d’environ 85 000 euros par la justice militaire pour « non-dénonciation d’actes de terrorisme » et « blanchiment de produit d’acte terroriste » a tenu en haleine la cour durant sept heures.

« Battu trois fois par jour »

Arrêté le 30 juillet 2015 par deux agents en civil de la Direction de la surveillance du territoire (DST) alors qu’il couvrait un événement à Maroua, capitale régionale de l’Extrême-Nord en proie aux attaques de la secte terroriste Boko Haram, Ahmed Abba est demeuré introuvable pendant trois mois.

Des semaines durant lesquelles le correspondant de RFI raconte avoir été torturé. D’une voix calme, Ahmed Abba a raconté son calvaire à la cour. Depuis Maroua, les « yeux bandés », « cagoule sur la tête », « mains attachées », il a été « jeté comme un colis » dans un avion militaire et conduit à la Direction générale du renseignement extérieure (DGRE), à Yaoundé.

Là-bas, le journaliste est interrogé, « les mains sur le sol et les pieds au mur », « battu trois fois par jour », reçoit des « coups au ventre et sur les parties intimes » et est enchaîné la plupart du temps. Il est accusé de « complicité d’actes de terrorisme » et « non-dénonciation d’actes de terrorisme ». Ahmed Abba plaide son innocence mais risque alors la peine de mort.

Au Cameroun, la loi anti-terroriste sert à museler la presse

Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) dont le siège se trouve à Bruxelles, dénonce dans un rapport publié mercredi 20 septembre, les pressions subies par la profession au Cameroun sous couvert de la loi anti-terroriste adoptée en 2014 pour lutter contre Boko Haram. « Les autorités s’en servent pour arrêter et menacer les journalistes locaux qui couvrent les militants [hostiles au régime] ou l’agitation sociale dans les régions anglophones du pays », écrivent les auteurs dans ce document de quatorze pages.

« Il y a un climat de peur. Vous ne faites pas de reportages sur la question du fédéralisme [ni] sur toutes ces questions considérées comme défavorables au régime, même si elles sont vraies », affirme un des propriétaires de journaux, interrogé sous couvert d’anonymat.

« Un outil pour intimider »

Pour les journalistes camerounais, le cas d’Ahmed Abba, journaliste de RFI, condamné en avril à dix ans de prison pour « non-dénonciation d’actes de terrorisme » illustre la détermination du régime de Paul Biya à contrôler notamment la couverture de la lutte contre Boko Haram. Cette condamnation est « un outil pour intimider d’autres journalistes », déclare Elie Smith, ex-journaliste de Canal 2 English, une chaîne de télévision privée.

Outre M. Abba, le CPJ a dénombré quatre autres journalistes poursuivis en vertu de la loi anti-terroriste de 2014 à cause de leurs reportages. Il rapporte également les mauvais traitements subis par les journalistes incarcérés.

Le durcissement de la censure se traduit par ailleurs par une série de sanctions infligées aux journaux et aux autres médias comme des suspensions de diffusion, des menaces sur la coupure des subventions… Le CPJ redoute que cette situation ne s’aggrave encore à l’approche de l’élection présidentielle prévue en 2018.

Jeudi, lors de son bref réquisitoire, le commissaire du gouvernement a demandé à la cour de confirmer le jugement du tribunal militaire d’avril. Le procureur dit s’être appuyé sur de supposés liens entretenus par le journaliste avec des membres présumés de Boko Haram, des photos et vidéos qui auraient été trouvées dans les DVD, CD, saisis à son domicile par les enquêteurs et un « numéro suspect » qui lui aurait adressé des appels. « J’ai pris certaines de ces photos et vidéos. Les autres, je les ai trouvées sur Internet, avait pourtant assuré, quelques minutes plutôt, Ahmed Abba. Tout est dans mon disque dur, qui a disparu. »

« Tout est construit pour fabriquer un coupable »

Les avocats de la défense, qui demandent l’acquittement de leur client, n’ont pas manqué de dénoncer des procès-verbaux d’enquêtes préliminaires « illégaux », un procès « sans preuves et sans témoins ». « M. Ahmed a donné le contexte dans lequel il a été interrogé. Des violences physiques et morales subies. Des conditions inacceptables. On y a ajouté ce qu’il n’a pas dit. Comment peut-on prendre ce procès-verbal d’audit comme preuve ? C’est un PV nul », s’est exclamé Me Clément Nakong, l’un des conseils du journaliste.

L’avocat s’est insurgé contre le procès-verbal de synthèse « où il n’y a pas un seul mot à décharge ». « Cela se passe comme si tout était construit pour fabriquer un coupable », dénonce-t-il. Plus grave, Me Clément Nakong assure que, dans la note préliminaire du PV de saisie, les enquêteurs parlent de « pièces à conviction » alors que leur rôle servait à dresser « uniquement » la liste des pièces saisies. Me Clément Nakong a rappelé au président de la Cour que l’accusation avait été jusque-là incapable d’amener ses propres témoins et ses experts, incapables de justifier leurs propres rapports et de contacter la société de téléphonie mobile pour remonter les origines des appels issus du « numéro suspect ». « Ils n’ont aucune preuve. Rendez-lui sa liberté », s’est-il écrié.

« Je suis un patriote et j’aime mon pays. Je ne me suis jamais associé aux terroristes pour nuire à mon pays et je ne le ferai jamais », a par la suite juré Ahmed Abba. Le procès a été renvoyé au 21 décembre pour délibéré.