Editorial du « Monde ». L’Allemagne vient de plonger dans une grave crise politique, et c’est toute l’Europe qui va en pâtir. L’arrêt des négociations, dimanche 19 novembre, sur la formation d’une coalition gouvernementale à Berlin, la perte d’influence d’Angela Merkel et l’ère d’incertitude qu’ouvre cet échec sont, bien au-delà du Rhin et de l’Oder, une très mauvaise nouvelle pour l’Union européenne.

Les espoirs de la « Jamaïque », nom donné aux pourparlers entre trois partis dont les couleurs correspondent à celles du drapeau de l’île caraïbe, se sont fracassés sur les divergences à propos des questions migratoires et environnementales. C’est le Parti libéral-démocrate (FDP), dirigé par Christian Lindner, qui a assumé la responsabilité de la rupture des discussions menées depuis le 18 octobre avec les conservateurs (CDU-CSU), emmenés par la chancelière Angela Merkel, et le parti des Verts, qui a fait d’importantes concessions. La dirigeante du parti écologiste, Katrin Göring-Eckardt, a d’ailleurs regretté cet échec, convaincue qu’une « alliance aurait pu être scellée », avant de rendre un hommage appuyé à Mme Merkel, qui « a toujours cherché à faire des compromis ».

Christian Lindner, lui, considère qu’« il vaut mieux ne pas gouverner que mal gouverner ». Le président du FDP a ses raisons pour adopter une telle posture : la dernière expérience gouvernementale de ce parti, entre 2009 et 2013, s’était soldée par un désastre électoral pour les libéraux-démocrates, qui avaient perdu leur représentation au Bundestag. Fort des 80 sièges acquis aux élections du 24 septembre (contre 246 pour la CDU-CSU et 67 pour les Verts), il préfère aujourd’hui prendre le risque de nouvelles élections, en 2018, pour consolider sa position. Mais la perspective d’une crise profonde et prolongée qu’il impose ainsi à son pays et à l’Europe relève d’une vision étriquée de la politique.

Cette fois, la magie n’a pas opéré

Cette crise intervient en effet au moment où le projet européen reprend des couleurs, après dix ans de gestion de crises quasi incessantes. A la crise de l’euro et des dettes souveraines ont succédé celle des réfugiés, tandis que plusieurs Etats membres devaient faire face à des attentats terroristes répétés, puis le Brexit. La montée du populisme a bouleversé le paysage politique européen, mais les victoires électorales de partis centristes et pro-européens en Autriche, aux Pays-Bas et surtout en France en 2017 avaient relancé la dynamique européenne. Berlin avait applaudi à l’élection d’Emmanuel Macron et le tandem franco-allemand paraissait remis en selle : tous les espoirs étaient permis. Ces espoirs étaient cependant suspendus aux élections allemandes du 24 septembre, à l’issue desquelles Mme Merkel espérait un quatrième mandat.

Première douche froide : ce scrutin ne s’est pas passé comme escompté. La chancelière en est sortie affaiblie, son parti y ayant perdu 65 sièges, tandis que le parti d’extrême droite AfD (Alternative für Deutschland), avec 12,6 % des voix, faisait une entrée fracassante au Bundestag. Elle aurait pu redresser la situation en réussissant à mettre sur pied une coalition, grâce à son légendaire talent du compromis. Cette fois, la magie n’a pas opéré. C’est la deuxième déconvenue.

L’Allemagne n’est pas seulement la première économie de l’UE, elle est aussi le pôle de stabilité de l’Union et le partenaire essentiel de la France dans l’ensemble du projet européen. Les responsables politiques allemands doivent prendre conscience de ces responsabilités-là aussi.