A côté de toute histoire officielle chemine toujours une autre histoire, plus secrète, plus libre. Plus que toute autre, l’histoire du cinéma, comme celle de la cinéphilie, prête corps à cette double emprise. On peut ainsi repérer, à côté de la généalogie monumentale qui monopolise la mémoire collective, une veine anarchisante du cinéma français, écrite par des corsaires météoriques en quelques films coups de feu. La prétendre méconnue serait erroné, la présumer reconnue à sa juste valeur le serait tout autant. Une dévotion brûlante lui est rendue dans certains cercles. Trois cinéastes funambuliques s’y passent, sur le fil, le relais poétique, transformé dans leurs mains en diamant de la vie. Vous aurez peut-être reconnu Jean Vigo, Jacques Rozier, Jean-François Stévenin.

Le formidable opuscule que fait paraître le monteur Yann Dedet est consacré au dernier d’entre eux, plus particulièrement à la préparation de son premier long-métrage, Passe Montagne, réalisé en 1978. Il faut donc en un mot localiser l’un et l’autre. Stévenin : excellent acteur (d’Alain Cavalier à Jean-Pierre Mocky en passant par François Truffaut), assistant-réalisateur (chez Jacques Rivette et Peter Fleischman), last but not least, réalisateur de trois explosantes fixes devenues mythiques, Passe Montagne (1978), Double messieurs (1986), Mischka (2001), des films d’une intensité, d’une invention, d’une expressivité hors du commun. Dedet : réalisateur à ses heures, tombé amoureux du Japon, plus essentiellement connu comme l’un des meilleurs monteurs français. Il a notamment accompagné Truffaut, Pialat, Garrel.

Une expérience extravagante

Nos deux lapins ont donc couru ensemble – Stévenin comme réalisateur, Dedet comme régisseur et monteur – voici quelques décennies, sur la folie Passe Montagne. L’histoire d’un architecte parisien (Jacques Villeret) en panne dans le Jura et d’un mécanicien local dans la panade (Stévenin) qui tombent amis et partent en utopie à la rencontre d’effarants locaux. L’expérience, il faut croire, fut assez extravagante pour motiver, trente-huit ans plus tard, la rédaction de ce livre de souvenirs, alors que les deux hommes se trouvent de nouveau ensemble dans le Jura, où Stévenin est censé de son côté travailler à un nouveau scénario (la plus heureuse nouvelle entendue depuis longtemps pour le cinéma français).

Dedet en profite pour jeter sur sa page les souvenirs de cette aventure extrême, avec une verve jubilatoire et une liberté qui lui vaudront, en ces temps de recroquevillement généralisé, la reconnaissance du lecteur. Conversation avec Stévenin, anecdotes stuporeuses, jouissance incantatoire de l’imprévu, digressions intimes, analyse de la méthode si particulière du cinéaste, tout fait ventre dans ce livre qui, dans l’esprit du film qui l’inspire, fait souffler sur l’art la grande bourrasque de la vie. En avant-goût, cette visite de François Truffaut, qui connaît bien les deux hommes, en cours de montage : « Moi, ce n’est pas mon genre, vous vous en doutez Jean-François, mais vous avez fait une sorte de baroquerie forestière qui vous ressemble, alors il n’y a pas à hésiter, il faut continuer comme ça jusqu’au bout ». Il le fera.

Le Point de vue du lapin, le roman de Passe Montagne, de Yann Dedet, P.O.L., 153 p., 13 €. www.gallimard.fr