Eric Fassin, à Paris, le 24 novembre. / Vassili FEODOROFF / Le Monde

Dans le cadre d’une journée spéciale organisée sur Le Monde. fr, Eric Fassin, politiste et sociologue à l’université Paris-VIII, a répondu à vos questions sur les conséquences de l’onde de choc #metoo et ses spécificités en France.

Question : L’affaire DSK qui n’a rien changé. Les choses sont-elles différentes aujourd’hui ?

Eric Fassin : Ce qui a changé, c’est d’abord qu’on a renoncé à opposer « l’Amérique » à la France, comme on le faisait dans les années 1990. Par exemple, au moment de l’affaire du juge Clarence Thomas, accusé de harcèlement sexuel par Anita Hill en 1991, on utilisait l’épouvantail américain de la « guerre des sexes » pour refuser toute politisation des questions sexuelles en France. Parler de harcèlement, c’était s’exposer à être accusé de céder à l’américanisation. Or depuis l’affaire DSK, qui a éclaté à New York, il n’est plus aussi facile de crier à l’américanisation. Les questions sexuelles sont devenues internationales. Ce qui se passe aux Etats-Unis, avec l’affaire Weinstein, a des échos partout. Non pas sur le mode de l’importation, mais plutôt d’une circulation. Ce n’est plus l’épouvantail.

Ici et ailleurs : Quelles sont les différences entre les Etats-Unis et la France en rapport aux réponses des charges de harcèlement sexuelle dans les médias ?

EF : Ce qui me frappe, c’est plutôt que, d’un côté comme de l’autre, cette question a été prise au sérieux. Ce n’était pas le cas aux Etats-Unis avant le début des années 1990 ; et en France, ce n’était pas encore le cas dans les années 2000 : c’est le moment, par exemple, où un collectif d’étudiant.e.s s’est constitué (CLASCHES) pour poser la question dans l’université (malgré les résistances). Une différence majeure, par rapport à ces années, ce sont les réseaux sociaux : il y a aujourd’hui, pour le pire et parfois pour le meilleur, une porosité entre les médias et les réseaux sociaux.

Jean-Ed : Ne surestimez-vous pas la portée de cette affaire ? N’est-ce pas un énième épiphénomène parisien ?

EF : Il y a de bonnes raisons de penser que les agressions et le harcèlement à l’encontre des femmes ne sont pas surestimés. En effet, nous disposons depuis 15 ans de données, avec la grande enquête Enveff. Et ce qu’elle a révélé sans ambiguïté aucune, c’est que, comme dans d’autres pays, le harcèlement concerne tous les milieux sociaux. Croire que c’est seulement dans les « élites », ou à l’inverse croire que c’est uniquement dans les « cités », c’est donc faire erreur.

Nope : Certains observateurs étrangers estiment qu’un changement en France serait plus délicat qu’aux Etats-Unis, parce qu’il existe un attachement à une certaine image de la séduction à la française. Cette analyse vous semble-t-elle correspondre à vos observations ?

EF : Il y a peut-être une illusion d’optique : dans le débat public, il est effectivement question de « courtoisie », de « galanterie », de « séduction à la française », et autres. C’était le propos d’un livre de Mona Ozouf en 1995 avec un essai sur la « singularité française ». Elle opposait alors le « doux commerce » entre les sexes, censé caractériser la France, à la tradition puritaine du féminisme américain qui aurait expliqué la « guerre des sexes » aux Etats-Unis. Or l’affaire DSK a fait voler en éclat cette rhétorique.

Mais il y a plus : dans la société, les gens ne se paient pas de mots. Les femmes ne parlent pas d’un « doux commerce » entre les sexes, mais de harcèlement dans la rue ou bien au travail, et jusqu’à l’Assemblée nationale. Il me semble donc qu’il ne faut pas se tromper : le discours public ne reflète pas la société. Il en donne même souvent, et en tout cas sur ce point, une vision déformée.

Curieux : Pourquoi l’affaire Weinstein plutôt que celle de Bill Cosby il y a quelques mois a-t-elle déclenché une telle déferlante de parole ?

EF : Effectivement, les accusations contre Bill Cosby n’ont pas déclenché un phénomène comparable. Je ferai toutefois l’hypothèse que cette affaire a préparé le terrain – comme en France les affaires Baupin ou Tron, ou des prises de parole de journalistes ou de femmes politiques, ont rendu possible ce qui se passe aujourd’hui. La comparaison est donc compliquée : ce ne sont pas seulement des affaires différentes ; ce sont aussi des affaires qui résonnent. Il y a donc un effet d’accumulation : d’un seul coup, des digues cèdent.

Flubuh : On lit dans de nombreux commentaires (masculins), qu’on ne pourrait plus rien dire, plus rien faire. Certains voient de la drague là où il y a harcèlement. Retrouve-t-on cette divergence d’appréciation dans les enquêtes plus larges ?

EF : Le harcèlement sexuel n’a rien à voir avec la drague. Les femmes le savent. Et les hommes ? Je crois qu’il faut distinguer sur ce point le discours de justification de la réalité. Des harceleurs peuvent dire qu’ils se voulaient séducteurs ; c’est une défense qui me paraît trompeuse. La jouissance du harceleur, c’est de marquer sa domination. Et bien sûr, cette domination personnelle s’appuie sur la structure sociale qu’on appelle domination masculine. En pratique, l’inquiétude qu’expriment certains hommes ne porte pas tant sur la séduction que sur la domination… Ce que disent ceux qui s’inquiètent, c’est qu’on ne pourrait plus séduire si on ne pouvait plus jouer de la domination. On pourrait faire l’hypothèse inverse : aujourd’hui, et il faut s’en féliciter, la confusion n’est plus permise. Autrement dit, la mobilisation féministe oblige à distinguer clairement le harcèlement, qui joue sur l’humiliation, de la séduction, qui exige de s’en éloigner le plus possible.

Max : Peut-on craindre l’émergence d’un phénomène de « tout harcèlement » dans lequel un simple « dragueur maladroit » dénué de toute mauvaise intention pourrait se voir cloué au pilori par le tribunal populaire ?

EF : Pour l’instant, le risque principal n’est pas que tous les hommes soient des victimes du féminisme. C’est plutôt que nombre de femmes subissent la domination masculine. Nous en avons des preuves empiriques, non seulement avec les violences que rapportent les enquêtes, mais aussi avec les différences de salaires et de carrières, sans parler des retraites.

Bonjour : Je voulais aborder l’affaire Ramadan : j’ai le sentiment que le débat a basculé sur l’islam alors que ça n’est pas le sujet…

EF : Ce qui est frappant, c’est que les affaires qui sortent n’épargnent aucun groupe. Pourtant, depuis le début des années 2000, on a beaucoup parlé des violences sexuelles envers les femmes en mettant l’accent sur les « quartiers », les « jeunes » descendants d’immigrés, et autres populations stigmatisées. Encore aujourd’hui, le président de la République, pour parler de harcèlement de rue, met l’accent sur « les quartiers difficiles ». Pour une fois, avec #BalanceTonPorc, le débat public, sur les réseaux sociaux et dans les médias, ressemble à la réalité. Nul groupe n’a le monopole de la domination masculine ; aucun groupe n’y échappe.

Ainsi s’explique le malaise d’Alain Finkielkraut, pour qui ce mouvement « noie le poisson de l’islam ». On comprend dès lors l’enjeu, pour certains, de l’affaire Ramadan : c’est l’occasion de revenir à leur sujet favori. Les choses sont pourtant simples : les accusations contre DSK, alors directeur général du FMI, n’avaient rien à voir avec le néolibéralisme ; de même, les accusations contre Tariq Ramadan ne doivent pas être le prétexte à parler d’islam.

L’impact mondial de l’affaire Weinstein, en sept épisodes

Dans la foulée du scandale provoqué par les accusations de viols et d’agressions sexuelles à l’encontre du producteur hollywoodien, Le Monde s’est penché sur l’onde de choc causée, partout sur la planète, par les révélations en série de cas de harcèlement sexuel.