Mélanie Gourarier, le 24 novembre. / Vassili FEODOROFF / Le Monde

Dans le cadre d’une journée spéciale organisée sur Le Monde.fr, Mélanie Gourarier, anthropologue et autrice d’Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes (éditions Seuil), une enquête sur une communauté masculiniste française, a répondu aux questions de nos lecteurs.

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Fitz : Ce qui ressort des discussions sur le harcèlement de rue, c’est que, en dehors d’une minorité (politisée ?), les femmes ne sont pas contre la drague mais veulent que ce soit « bien fait ». Au lieu de délivrer des « brevets » contre le sexisme au lycée, ne pensez-vous pas qu’il faille plutôt donner des cours de drague ?

Mélanie Gourarier : Bonjour, à mon sens ce que soulèvent les affaires récentes, c’est davantage la question du consentement. Il ne s’agit donc pas d’évaluer la qualité des séductions masculines mais surtout de considérer la séduction comme un rapport de réciprocité. Penser que la drague fonctionne en fonction des techniques masculines mobilisées, c’est aussi renvoyer ces pratiques comme étant à l’initiative des hommes exclusivement, et donc reproduire une asymétrie classique en ce domaine : les hommes entreprennent, les femmes reçoivent les intentions de séduction.

G. D. : N’est-on pas en train de créer un climat de « castration psychologique » pour les hommes où ils n’oseraient plus prendre d’initiatives ou faire d’avances aux femmes de peur de se faire accuser de harcèlement ?

Cette inquiétude est un des principaux arguments de la réaction à la pénalisation du harcèlement sexuel, mais la confusion brandie comme horizon dissuadant ne se pose pas du côté des femmes, qui font très bien la part des choses entre harcèlement et séduction. Cet argument relève donc plus d’une stratégie politique que d’une menace réelle. Je ne dis pas que cette peur n’est pas réellement ressentie par certains hommes, mais que la médiatisation de cette peur a des effets qui participent d’une pensée réactionnaire plus large.

Je demande : La libération des femmes ne passe-t-elle pas par celle des hommes, qui sont prisonniers du cliché du mâle alpha ?

Ce que montrent les études sur les masculinités, c’est qu’un modèle de masculinité en position hégémonique tel que l’alpha mâle se fait au détriment d’autres modèles de masculinité qu’on appelle des masculinités subordonnées.

L’alpha mâle n’est pas un modèle neutre, il comporte des qualités socialement situées et s’incarne dans une masculinité d’homme jeune des classes moyennes, et blanche. Ce modèle-là ne fait pas que s’imposer comme une norme que tout le monde devrait suivre, il disqualifie d’autres modèles de masculinité, telle qu’une masculinité trop virile associée aux classes populaires, et une masculinité efféminée associée à l’homosexualité.

En passant : Autour de moi, nombreux sont les quadras hommes « féministes ». Ils prennent en charge pour moitié la maison, les enfants ; ils cherchent un équilibre et se défendent de toute domination masculine. Et puis quand on gratte un peu, ils finissent par se sentir délaissés, oubliés sexuellement…

Ce discours, je l’ai retrouvé beaucoup sur mon propre terrain auprès de jeunes « apprentis séducteurs ». Il postule une inversion du rapport de pouvoir en raison des apports des luttes féministes. Comme si l’égalité était maintenant acquise, même au-delà : qu’aujourd’hui ce seraient les hommes qui seraient en position de dominés, par des femmes qui auraient gagné tous les pouvoirs.

Or, toutes les recherches menées en sciences humaines et sociales qui s’intéressent aux pratiques concrètes montrent qu’il n’y a pas eu d’inversion des rapports de pouvoir. Du coup, je crois qu’il faut s’interroger sur la raison de ces discours. Ne s’agit-il pas davantage d’une stratégie politique visant à renforcer un ordre social en faisant croire à sa disparition ?

Mathieu D : Pourquoi est-il si difficile pour certaines femmes de désirer des hommes autres que des hommes qui répondent aux canons de la virilité ?

Dès qu’il s’agit de désir, on oublie qu’il s’agit aussi d’une question de rapport social, et donc une question politique, et pas seulement psychologique. Le désir n’échappe pas aux rapports de pouvoir qui se jouent dans la société. Ces canons, comme vous dites, ne veulent pas dire que le désir féminin porte naturellement vers des hommes virils, mais que les rapports de genre fonctionnent aussi à travers la reproduction de ces schémas.

Le désir est aussi une représentation qui change à travers l’histoire, et l’espace géographique et social. Les représentations de la virilité sont aussi changeantes à travers les espaces. Dire que toutes les femmes désirent des hommes virils n’a donc aucun sens.

Zut : Les normes sont-elles en train de changer ?

Les normes sont – par définition – changeantes. Si on ne peut pas y échapper, cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas les réformer. Mais il faut se garder aussi d’une analyse trop « évolutionniste », la transformation des normes ne signifie pas nécessairement plus d’égalité.

Clo : Pensez-vous que la jeune génération va pouvoir inverser la tendance ? Même si l’on souhaite que nos petits garçons soient respectueux et l’égal des petites filles, on est rattrapés par la société de consommation, l’école…

Ce que vous évoquez est pour le moment de la science-fiction, mais de la science-fiction évidemment souhaitable. La petite enfance est une période-clé dans la reproduction des rapports de genre, mais ce n’est pas la seule, on ne cesse de devenir un homme et une femme tout au long de sa vie.

Moi : Il m’est arrivé souvent que les hommes que je fréquente se sentent « inférieur » parce que j’ai fait des études de maîtrise et que j’ai un excellent travail dans une institution paragouvernementale. Ça n’a jamais été une question d’argent… Comment l’expliquer ?

Ce que vous soulevez comme problème est en fait un problème structurel observé par les sociologues (tel que Michel Bozon qui travaille sur la formation des couples, par exemple). En bas de l’échelle des potentialités conjugales se trouvent les hommes à faibles capitaux culturels et économiques, et jeunes… Pour les femmes, ce sont celles qui sont les mieux dotées en capitaux culturels et économiques et qui avancent en âge qui trouvent le plus difficilement de conjoints.

Ordinaire : L’orientation très récente et actuelle sur « l’être homme », sur la masculinité, en parallèle de celle axées sur les problèmes subis par les femmes dans nos sociétés ne constitue-t-elle pas une essentialisation du débat ?

Le moment est surtout à la libération d’un espace de parole pour les femmes. Celles-ci ne se présentent pas – comme on le dit trop souvent en ce moment – comme des victimes mais décident d’occuper un espace qui leur a trop longtemps été confisqué.

Dire que les hommes sont systématiquement qualifiés de bourreaux, c’est oublier qu’il ne s’agit pas de régler des comptes contre les hommes, mais de réfléchir à un espace social à l’intérieur duquel la parole des femmes devient légitime.

Roman : Des films comme « 50 nuances de Grey », où une jeune stagiaire sans argent est « séduite » par son patron multimillionnaire, n’incitent-ils pas à une asymétrie dans les rapports ?

Ce film participe plus largement d’un phénomène appelé la « culture du viol ». C’est l’idée que le désir féminin serait par nature porté par un désir d’être violée. Nombre de films mettent en scène des femmes qui ne sont pas désirantes au départ et finissent par céder aux assauts plus ou moins violents de leurs partenaires. Or, ce qui est en jeu, ce n’est pas la liberté artistique qu’on croit menacée par le « puritanisme », mais ce que produit l’abondance de ces images sur la construction des désirs. D’ailleurs, on peut s’interroger sur une liberté de créer qui reproduit des normes plutôt qu’elle ne cherche à en inventer de nouvelles.