Un bug généralisé à l’ensemble de la planète qui dévitaliserait totalement l’Internet, viderait l’ensemble des disques durs de leurs contenus et ravagerait tous les outils informatiques, du plus gros serveur à la plus petite clé USB. Cette catastrophe, Enki Bilal l’a imaginée dans un futur proche, à l’aube de l’année 2041, dans son nouvel album, Bug (Casterman), sorti mercredi 22 novembre. Le dessinateur et scénariste y décrit les conséquences qu’un tel tsunami aurait sur le quotidien, avec des ascenseurs qui restent bloqués et des avions qui se crashent, mais aussi sur une humanité à la vulnérabilité éclatante. Un homme, un seul, surnage dans ce raz-de-marée numérique : Kameron Obb, un astronaute parti en mission sur Mars. Toutes les données informatiques se sont rapatriées dans son cerveau. Son retour sur Terre devient un enjeu planétaire à l’aune du nouvel ordre mondial, nous raconte Enki Bilal dans le premier tome de cette fable futuriste non exempte de dérision. L’auteur a reçu Pixels dans son atelier parisien.

La société de « Bug » est dépendante de la technologie, paralysée par un problème informatique. Est-ce que cela dépeint en creux votre vision de la société actuelle ?

Enki Bilal : Le numérique, c’est la nouvelle addiction dont nous sommes tous frappés, moi y compris. J’ai lu qu’un gamin qui naît aujourd’hui aura, à 20 ans, du mal à poser son regard sur un autre humain à cause de cette relation établie très tôt et de manière obsessionnelle avec les écrans. Nos inventions sont extraordinaires, mais elles peuvent nous dépasser et se retourner contre nous si on en perd le contrôle. Tout n’est pas négatif, mais je me suis dit que je tenais là quelque chose d’intéressant.

Pourquoi ne pas avoir choisi un traitement réaliste de cette histoire ?

J’ai vite compris qu’il fallait que j’évite de donner une explication réaliste. Cette panne n’est pas le fait d’une faillite humaine. C’est une façon de me libérer d’explications à donner. Je pense que cela renforce la notion de fable. Le thème est tellement gigantesque, énorme, que je ne pourrais pas le traiter en un seul album, ou si je le fais, ce serait gâcher le sujet. Je n’ai pas écrit la suite, je ne sais pas s’il y aura vingt volumes ou deux. Je sais comment ça se finit – l’explication va prendre cinq pages à la fin –, mais je vais suivre mon instinct. Et je veux que les lecteurs vivent un an pour avoir la suite. Ce sujet mérite de la frustration.

Aujourd’hui, notre société ne pourrait plus se passer de ces technologies ?

Absolument. On vit une époque passionnante, mais on a subi un traumatisme très important, sans s’en rendre compte. L’irruption du numérique a acté la fin d’un monde. Elle a coupé une grande partie de la transmission de la culture. La lecture se perd. Le XXe siècle est totalement banni – j’ai cette impression – pour toute une génération de jeunes qui sont nés avec le numérique. Pour eux, le monde commence maintenant.

« Bug ». / Bug/Enki Bilal/Casterman

Vraiment ? Pourtant, grâce à Internet, on peut aussi accéder à une grande masse de connaissances…

Je ne dis pas que la mémoire est perdue, heureusement ! Wikipédia, c’est un boulot incroyable. Mais je pense que, pour toute une génération, le monde commence maintenant. Il y a une espèce de glissement, de mutation en cours. Si je disais régression, j’aurais tort, mais c’est un réajustement aux nouvelles normes, dictées par l’accélération que provoque le numérique. L’accélération dans la communication, dans la consommation…

Comment faire ce constat artistiquement sans paraître réactionnaire ?

Je ne suis pas réactionnaire. Je pose des questions, je suis critique. Le numérique est un sujet hautement audacieux, passionnant et nouveau. J’ai envie que tout le monde s’en empare. Il y a mille points de vue, mille focales possibles. C’est un sujet qui pose des questions. Si un bug comme ça survient aujourd’hui, en trois jours, le monde sombre dans un chaos terrifiant. L’humain perdrait toute trace d’humanité pour devenir une bête traquée, paniquée. Je n’ai pas voulu être réaliste sur ce sujet-là. J’ai essayé de faire quelque chose de ludique.

Vous avez une vision sombre de la technologie : les tomes suivants évoqueront-ils davantage d’aspects positifs ?

Je ne suis pas d’accord, ce n’est pas sombre. Si cela avait été réaliste, cela aurait été désespéré. Ça ne valait pas la peine de faire The Walking Dead multiplié par dix, montrer l’horreur des gens qui s’entre-tuent. J’ai essayé de mettre une dose d’humour pour ce que soit à la fois tendu et détendu. Par exemple, la jeune fille est enlevée par une mafia un peu ringarde, qui commercialise des miroirs pour contenter les addicts du selfie !

« Bug ». / Bug/Enki Bilal/Casterman

Pourquoi la Silicon Valley est-elle reléguée au second plan dans votre album alors qu’on peut penser qu’elle sera hyperpuissante dans trente ans ?

Je n’ai pas cherché à avoir une vision prospective du monde de demain. Concernant la Silicon Valley, j’ai plutôt pris le contre-pied de l’humour. Ses membres semblent appartenir à une secte, ils sont habillés dans des pyjamas bleus, Mark Zuckerberg a 57 ans et Ray Kurtzweil est toujours là, comme s’il menait des travaux pour nous faire vivre à 150 ans. Tous sont sans voix et déprimés, pour ne pas dire tétanisés, car ils se trouvent en première ligne, la Silicon Valley étant le berceau de cette folie magnifique.

La politique, si présente dans votre œuvre habituellement, l’est assez peu ici. Pourquoi ?

Nous sommes encore au stade de l’onde de choc. Ce premier tome correspond à une période de quinze jours après le bug. Il est trop tôt pour qu’il soit question de politique. D’autant que la politique, telle qu’on l’a connue, est en train de mourir. L’avènement d’Emmanuel Macron est d’ailleurs une petite manifestation de cette mutation dont le tournant est la chute du mur de Berlin : le XXe siècle est mort ce jour-là, et avec lui une certaine conception de la politique. Il y aura toujours des jeunes élites. Elles émergeront d’ici dix ou quinze ans, et elles prendront des décisions qui surprendront. Mais l’usage du pouvoir va être modifié. Je crois énormément aux générations nées avec ces outils, qui vont devoir réinventer le monde.

Comment définiriez-vous la place de l’islam dans votre livre ?

Comme celle d’une religion installée. Représenter une mosquée dans le voisinage de Notre-Dame de Paris est une façon de dire qu’il est possible de cohabiter avec le monde musulman. Je mets néanmoins en avant des tensions internes importantes au sein de l’islam de demain, à travers un califat de Gibraltar qui est l’objet de batailles de l’intérieur. Comme dans Iznogoud, nombreux seront ceux à vouloir devenir calife à la place du calife.

« Bug ». / Bug/Enki Bilal/Casterman

Vous êtes revenus à une narration plus classique, alors que vos précédents albums étaient d’un abord plus complexe et plus conceptuel. Est-ce un moyen de vous réconcilier avec certains lecteurs ?

Non. Face à un sujet plausible, je me devais de favoriser une narration limpide, du moins en ce qui concerne ses conséquences. Le classicisme s’est imposé de lui-même, à travers un découpage très thriller. Il ne faut pas voir cela comme une stratégie auprès de mon public. Tant mieux si je gagne des lecteurs. Mais j’en ai gagné d’autres avec mes précédents albums. Ce sont peut-être ceux-là qui seront déroutés et qui me diront que je suis allé dans la facilité.

Bug, tome 1, Enki Bilal, Casterman, 88 pages, 18 €.