Des Rohingya portent le corps d’un homme dans un camp de réfugiés le 26 novembre au Bangladesh. / Wong Maye-E / AP

Le pape François a été reçu, mardi 28 novembre, par la dirigeante Aung San Suu Kyi, temps fort de son déplacement en Birmanie, où le régime est accusé de mener une « épuration ethnique » contre les Rohingya. Au risque de froisser la majorité bouddhiste du pays, il a dénoncé à plusieurs reprises le traitement infligé à ceux qu’il appelle ses « frères rohingya », dont plus de six cent vingt mille ont fui au Bangladesh depuis la fin du mois d’août. Pour son premier discours dans le pays, il n’a cependant pas cité le terme « rohingya » pour éviter tout incident diplomatique.

Crise en Birmanie : le pape ne cite pas les Rohingya pour éviter tout incident
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Comment qualifier la répression visant cette minorité musulmane ? S’agit-il d’un « génocide », comme l’a dénoncé Emmanuel Macron ? Yves Ternon, historien, expert reconnu dans l’étude des crimes contre l’humanité et auteur de Génocide. Anatomie d’un crime (Armand Colin, 2016), estime que les preuves manquent encore pour la qualifier ainsi, mais que cette appellation a le mérite de favoriser une action de la communauté internationale.

Des dirigeants politiques, tel Emmanuel Macron, dénoncent un « génocide » des Rohingya en Birmanie, tandis que l’ONU parle de « nettoyage ethnique ». S’agit-il effectivement d’un génocide ?

Yves Ternon : C’est peut-être le cas, mais en tant qu’historiens, nous ne pouvons pas le qualifier comme tel actuellement, car nous n’avons pas suffisamment d’éléments pour le dire.

Cela signifie-t-il qu’on ne peut qualifier ce type de crimes qu’a posteriori ?

Il faut attendre quelques mois ou quelques années pour pouvoir se prononcer de façon définitive. On peut employer le mot pendant les événements quand les éléments sont assez probants, comme c’était le cas pour le génocide des Tutsis en 1994. Dans l’actualité récente, on peut également parler de génocide à propos des yézidis, massacrés par l’organisation Etat islamique.

Dans le cas des Rohingya, on ne parle pas de destruction systématique mais de déplacement massif de la population. On est à l’évidence devant un crime contre l’humanité, mais il faut attendre des informations complémentaires pour qualifier cela de génocide.

Qu’est-ce qui caractérise un génocide ?

C’est la destruction programmée par un Etat d’un groupe humain dont les membres sont tués en raison de leur appartenance à ce groupe. C’est la définition même du génocide, un mot inventé en 1943 par le juriste polonais Raphaël Lemkin, puis utilisé lors du procès de Nuremberg, en 1945.

En qualifiant le massacre des Rohingya de « génocide », l’objectif n’est-il pas surtout politique, en incitant la communauté internationale à agir ?

Oui. Parler de « génocide », même si on n’en a pas la preuve absolue, peut aider à protéger les Rohingya, car le mot a une portée immense dans l’opinion publique. Le génocide, c’est le crime absolu. Employer ce terme au moment où ces événements dramatiques se déroulent est une façon d’inciter l’humanité à se dresser pour dire : « Arrêtez immédiatement ! » L’effet n’est pas le même concernant les crimes contre l’humanité.

Sur le plan de l’efficacité et de la morale, dire « génocide » aujourd’hui ne me dérange pas. Cela peut avoir un effet sur l’action de l’ONU, qui contrôle la Cour pénale internationale. Mais il faudra ensuite revoir tout cela à la lumière de l’histoire et du droit. On devra alors peut-être revenir en arrière et requalifier cela en « crime contre l’humanité ».

Ce qui est plus gênant avec l’emploi excessif du terme, c’est que cela entraîne une concurrence des victimes : des groupes se déclarent victimes de génocide alors qu’ils n’ont pas vécu la même chose que les Arméniens, les juifs ou les Tutsis.

La définition du génocide, inscrite dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par l’ONU en 1948, a-t-elle évolué au fil du temps ?

Non, et c’est le problème, car cette définition, telle qu’elle figure dans la Convention de 1948 (reprise ensuite par la Cour pénale internationale), est beaucoup trop extensive. Elle permet d’appeler « génocide » des événements largement couverts par la définition de crime contre l’humanité. Cela explique que le mot soit souvent employé à tort et à travers.

En fait, la problématique liée à la définition du génocide est très vaste. En droit et en histoire, nous n’avons pas toujours le même point de vue. Des événements qualifiés de génocide en droit ne le seront pas forcément sous une approche historique. C’est le cas du Cambodge, par exemple. Sur le plan juridique, ce qui s’est passé sous les Khmers rouges est considéré comme un génocide. Mais certains historiens le récusent.

Même entre historiens, les positions diffèrent. De nombreux spécialistes en France, dont moi, considèrent qu’il faut employer le mot « génocide » avec beaucoup de réserves et sur des bases très strictes. Dans d’autres pays, des historiens peuvent avoir une vision plus extensive de cette notion.

De l’historien et du juge, qui a le dernier mot ?

C’est le juge… quand il y a un procès ! Il n’y a eu aucun procès pour les crimes commis en Union soviétique pendant plus de cinquante ans, par exemple, alors que vous avez quand même le droit de parler de génocide ou de crime contre l’humanité selon tel ou tel événement sur lequel vous avez une information.

Vous dites que la notion de génocide a beaucoup évolué avec la création de la CPI en 2002. Pourquoi ?

Parce que la notion de crime contre l’humanité a été bien plus détaillée, tandis que celle de génocide n’a pas bougé. En définissant l’un, on limite le cadre de l’autre. Des événements comme les disparitions en Argentine, l’apartheid ou des déportations sont ainsi entrés dans le cadre de crime contre humanité, mais pas de génocide.

La distinction entre ces deux notions est difficile à comprendre car elle n’est pas clairement établie sur le plan du droit et dans l’opinion publique. Le crime contre l’humanité est un crime contre des individus, tandis que le génocide est un crime contre un groupe spécifique. C’est la différence fondamentale.

La communauté internationale semble impuissante lorsqu’un génocide a lieu. Comment l’expliquer ?

C’est avant tout dû au fait qu’elle est représentée par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, qui s’entendent rarement. Donc tant qu’il n’y a pas d’accord entre eux, tout est bloqué.

Pour le Rwanda, c’est une faute de la communauté internationale, car on savait quelques mois plus tôt qu’il y avait une menace très forte de génocide. Mais au sein de l’ONU, certains étaient à la fois juges et parties.

Concernant les Rohingya, il faudra voir si une plainte est déposée au Conseil de sécurité, et une résolution votée pour demander à la Birmanie de cesser les persécutions.