L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Après Les Habitants (2016), qui partait sur les routes à la rencontre des Français, le photographe et cinéaste Raymond Depardon, 75 ans, revient sur les écrans avec 12 jours, un très beau film au sujet d’un récent dispositif légal concernant les pensionnaires des hôpitaux psychiatriques.

Depuis 2013, les établissements disposent de douze jours pour présenter les patients internés sous contrainte à un juge des libertés et de la détention, qui doit statuer sur le prolongement de leur internement ou sur leur remise en liberté.

Cette décision est prise dans le cadre d’une audience entre juge et patient, ce dernier étant accompagné d’un avocat et pouvant ensuite se pourvoir en appel. Ce sont ces entretiens que Depardon a obtenu l’autorisation de filmer, à l’hôpital du Vinatier, à Lyon, où se succèdent, devant sa caméra, une dizaine de cas (parmi les 72 que le cinéaste a pu suivre). Dix personnes en situation de grande fragilité, souffrant de dépression, de pulsions suicidaires, de dissociation ou de schizophrénie paranoïde, et dont la réunion au sein du film offre une chambre d’écho saisissante aux détresses contemporaines.

Huis clos

Le film s’inscrit dans une veine particulière de la filmographie de Depardon, qu’on pourrait appeler de la « comparution ». Déjà, dans Délits flagrants (1994), des déférés comparaissaient devant le substitut du procureur, au Palais de justice de Paris, puis dix ans plus tard, dans 10chambre, instants d’audience (2004), des prévenus devant le tribunal correctionnel.

Le photographe et documentariste Raymond Depardon. / WILD BUNCH DISTRIBUTION

A chaque fois, Depardon rend son dispositif technique le plus discret et le moins invasif possible, pour enregistrer ces audiences comme un échange, un dialogue, une conversation, en huis clos. A ceci près que la comparution n’est pas un échange anodin, mais bien un rapport de pouvoir, où l’un des interlocuteurs doit à terme sceller le sort de l’autre. Justiciable et préposé, de part et d’autre de la table, sont assignés à des rôles différents – emporter la conviction pour l’un, dégager une forme de vérité pour l’autre – dans un petit théâtre réciproque de la persuasion, dont l’objet principal n’est autre que la parole en elle-même.

Or, dans le cas de 12 jours, la parole des patients est bien sûr altérée par leur maladie, rendue confuse, parfois obscure, et l’échange se produit dans un brouillard de signes contradictoires, qui rend toute décision problématique

Un inconscient à ciel ouvert

Qui sont donc ces hommes et ces femmes qui se présentent devant la caméra de Depardon ? Un vagabond responsable d’une agression sur autrui, dans une rue de Vienne (Isère). Une dame éperdue, qui souffre de harcèlement au travail et dont on apprend qu’elle est employée d’Orange. Un sans-papiers d’origine angolaise, qui dégringole depuis des années dans des actes de délinquance, avant d’apprendre enfin qu’il est schizophrène. Une jeune de cité aux prises avec une sévère paranoïa liée au contexte du djihadisme, hantée par l’image d’une kalachnikov. Une autre femme rongée par la solitude et qui semble résolue à en finir au plus vite…

« 12 jours » : Raymond Depardon cherche à éviter les « poncifs la psychiatrie au cinéma »
Durée : 03:44

Autant de drames privés et domestiques, souvent bouleversants, qui se bousculent dans cette petite pièce à la nudité grège toute fonctionnelle, et renvoient, par la grâce de l’évocation, au monde extérieur, à la France d’aujourd’hui et à sa terrible actualité.

En face, trois juges (un homme et deux femmes) dont la fonction première consiste moins à statuer qu’à mener l’enquête, à révéler les troubles et les fêlures qui hantent ces patients. Les aliénations qui se font jour ne parlent finalement de rien d’autre que de la souffrance au travail, du statut d’immigré, de la difficulté d’intégration, des violences faites aux femmes, de la hantise du terrorisme. En somme, une carte incroyablement complète de la psychopathologie française contemporaine, comme un inconscient à ciel ouvert.

La langue n’est pas la même : accidentée pour les uns, d’une rhétorique bien rodée pour les autres

Au dispositif légal examiné répond logiquement le dispositif de mise en scène. Celui-ci se concentre sur une figure élémentaire et essentielle du cinéma : le champ-contrechamp. Un gros plan pour le patient, un gros plan pour le juge, alternés par un montage qui non seulement retrace le déroulement de l’audience, mais marque aussi une séparation, un hiatus infranchissable, le lieu d’un rapport asymétrique ou d’une incommunicabilité. D’un côté ou de l’autre, la langue n’est pas la même : fragile, accidentée ou engourdie pour les uns, d’une rhétorique bien rodée et d’un registre soutenu pour les autres.

Magnifiques portraits humains

Parfois, un troisième axe, plus large, vient triangulariser la relation, révélant la présence d’un avocat venu prêter main-forte aux patients. Or, le dispositif n’est si rigoureusement cadré que pour laisser advenir quelque chose d’incontrôlable : les surgissements ou les fulgurances du discours aliéné, par nature imprévisible, aux vérités toujours troublantes.

Un patient achève son entretien en lançant à la juge : « Merci pour votre abus de pouvoir ! » Un autre confond la « procédure » en cours avec le décorum d’un tribunal. Une dernière se lance dans un plaidoyer bouleversant pour retrouver la garde de ses enfants.

Entre ces magnifiques portraits humains, Depardon filme les couloirs vides de l’hôpital, la cour banale de l’établissement, les rues avoisinantes, la brume du petit matin qui se répand sur un mobilier urbain anonyme. Sans doute comme le revers trop calme et sans qualité, injustement pacifié, d’une folie maintenue à l’écart.

12 JOURS - Bande-annonce - au cinéma le 29 novembre
Durée : 01:56

« 12 jours », documentaire français de Raymond Depardon (1 h 27). Sur le Web : 12jours-lefilm.com