Bien avant qu’il soit disposé en librairies début novembre, calé entre le nouveau John Green, pape de la littérature adolescente, et le tout premier Cara Delevigne, le roman de Nine Gorman, Le pacte d’Emma avait déjà été consulté plus d’un million de fois sur Wattpad, une immense communauté en ligne d’écriture amatrice. Et son visage, affiché en majesté ces derniers jours dans les couloirs du métro parisien, est loin d’être inconnu aux quelque 60 000 abonnés de sa chaîne « BookTube », surnom donné aux vidéos YouTube consacrées à la littérature.

Ce premier récit, une romance entre une jeune femme atteinte d’une maladie incurable et son employeur, un vampire riche et arrogant, la Française de 27 ans l’avait déjà écrit en 2011. « J’avais tout sur mon ordi et un tiers de l’histoire a été supprimé un jour par mégarde. J’étais dégoûtée, j’ai laissé en suspens. Pendant plusieurs années, l’histoire restait fraîche dans ma tête, revenait sans cesse, mûrissait, j’avais besoin de la raconter. »

Un vivier de talents pour les éditeurs

Fin 2015, elle s’inscrit sur Wattpad et partage sous forme de feuilleton ce qui s’appelle alors Le Pacte sanguinaire. C’est sur cette même plateforme qu’Olivier Moreira, éditeur chez Albin Michel découvre son travail, « encore un peu brut », et lui propose un contrat fin 2016. C’est la première fois qu’il déniche un talent de la sorte. Les plateformes de partage d’écrits et de fanfictions constituent, depuis une dizaine d’années, un vivier pour les éditeurs. Nine a d’ailleurs découvert Wattpad grâce au succès fulgurant d’une autrice américaine de romans sentimentaux en ligne, Anna Todd. Sa saga After, une fanfiction inspirée par le chanteur du boys band One Direction, Harry Styles, est désormais un best-seller.

Sur le site, elle donne rendez-vous à des lecteurs qui commentent et l’encouragent au gré des chapitres postés : « Cela permet de rester motivée. Quand on s’engage auprès des lecteurs, il faut continuer à poster régulièrement. » Nine écrit vite, souvent sur son téléphone, dès qu’elle trouve le temps, entre son travail dans la marine, qu’elle a intégrée en 2010, et sa chaîne BookTube. « Etre confrontée à sa communauté en ligne fait vraiment partie de la démarche de Nine, défend Olivier Moreira. C’est enrichissant, cela aide à voir ce que les gens ne comprennent pas mais il faut savoir prendre du recul, ne pas se laisser happer par les lecteurs et leurs avis. »

Une fois son contrat signé, Nine Gorman a expressément requis le droit de continuer à publier son roman sur Wattpad avant parution. « Le contraire ne me paraissait pas concevable vis-à-vis des gens qui avaient entamé la lecture », explique-t-elle en précisant qu’elle a déjà commencé à partager les premiers chapitres du deuxième tome de son histoire. Son éditeur n’a pas sourcillé longtemps : « Wattpad est un noyau de personnes qui ne cannibalisent pas les ventes. En publiant un roman, on espère conquérir bien d’autres lecteurs. Aujourd’hui, un livre en librairie a une existence courte. Dans le cas de Nine, l’histoire vit auprès du public depuis plus d’un an », analyse Olivier Moreira.

Génération fanfictions

Nine Gorman publie donc l’intégralité de son premier jet sur la plateforme et la laisse pendant six mois, le temps de retravailler de concert avec Albin Michel. « J’ai ensuite remis les premiers chapitres retravaillés pour ceux qui attrapaient la lecture en route. » Muscler le texte, revoir l’architecture, passer d’un feuilleton à un roman « comme on passerait d’une série à un film… Je suis autodidacte et même si j’ai fait un bac L, j’étais plutôt matheuse, se souvient la jeune femme. J’ai accepté la proposition de l’éditeur à condition que je puisse apprendre, que cette nouvelle version ait une plus-value ». Ce qui a parfois pu amener un peu de frustration : « J’ai dû apprendre à dissocier mon plaisir personnel de celui du lecteur et à plus penser à lui ».

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L’écrivaine appartient à la génération des fanfictions, des internautes qui prolongent le plaisir de lire et voir en imaginant des histoires dérivées sur le Web. Ses lectures l’ont conduite naturellement, elle l’assume, à écrire des romances pour adolescents et jeunes adultes, un genre pourtant rarement anobli par la critique. Celles de Nine flirtent avec les vampires, empruntent à la « sick-litt » – la littérature qui parle de maladie –, et embrassent un romantisme sulfureux. Avec en moyenne un livre dévoré chaque semaine, la jeune romancière ne s’offusque pas que ses lecteurs retrouvent des inspirations marquées : « L’histoire m’est venue comme ça. Mais je suis lectrice avant d’écrire et donc ça me nourrit. Je reconnais que j’ai aussi été très influencée par la série Vampire Diaries et le film Love, et autres drogues », admet-elle.

C’est la lecture de L’Herbe bleue à 14 ans qui lui donnera à la fois l’envie de lire et d’écrire une première histoire. « Je faisais lire les chapitres au fur et à mesure à mon meilleur ami. C’était une histoire sombre, sur une fille qui tournait un peu mal, qui avait de mauvaises fréquentations. Ma mère a cru que c’était mon journal intime et a eu très peur alors que ma vie n’avait rien à voir avec cette histoire. J’étais posée ! »

Partager sa passion

Ce sont aussi ses multiples références qui ont plu à son éditeur : « Son activité de booktubeuse lui a permis de beaucoup lire et de digérer énormément d’influences, estime Olivier Moreira. Par exemple, quand elle parle de vampires, sujet qu’on a lu et relu, le thème n’est pas central, il est exploité de façon inhabituelle. Ici, il est capable de guérir de la maladie. » Pour asseoir son histoire, Nine a choisi New York, une ville « sexy » qu’elle connaissait plutôt bien, et s’est documentée sur la maladie de son héroïne en interrogeant des médecins. « J’ai changé le nom de la maladie de Huntington en Beckyngton pour me permettre quand même des souplesses. Si je lis un roman militaire et qu’il y a des incohérences, cela va me perturber et je ne veux pas prendre ce risque avec mes lecteurs, même si seule une toute petite frange s’y connaît. » Elle fait également beaucoup référence à la musique rock, qu’elle affectionne.

« Pour l’instant » en tout cas, la jeune autrice n’entend mettre en pause ni sa carrière dans l’armée – « bienveillante avec [ses] activités » – ni sa chaîne YouTube qui préexistait à son activité d’écrivaine. Elle a rejoint BookTube pour partager une passion que n’avaient ni sa famille ni son mari. « On lit de façon solitaire mais une fois le livre fini, on a envie de partager ça. » Les booktubeurs francophones, dont Nine est l’une des vidéastes les plus influentes, forment une communauté relativement petite et soudée, si on la compare à celles des humoristes ou du jeu vidéo. « J’adore l’audiovisuel, et je me suis fait de nombreux et proches amis grâce à BookTube. Mes demoiselles d’honneurs, par exemple, sont booktubeuses. » Ses vidéos, qu’elle réalise la plupart du temps seule « en autodidacte » depuis 2013 lui ont permis aussi de décrocher des collaborations avec des éditeurs pour promouvoir des romans. Une expérience qui l’a poussée à concevoir elle-même la communication autour de son roman : « Je voulais absolument un trailer et on a aussi conçu un site pour l’Anderson Corporation, une entreprise que l’on retrouve dans l’intrigue. »

Le Pacte d'Emma I Trailer Officiel
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Après avoir enchaîné une petite tournée de dédicaces qui lui a permis de rencontrer ses lecteurs et ses abonnés YouTube, des personnes entre 12 et 25 ans, Nine Gorman se rendra au salon du livre jeunesse de Montreuil, la Mecque pour les booktubeurs français, qui se tient du 29 novembre au 4 décembre, en Seine-Saint-Denis : « J’adore ce salon, mais j’ai encore du mal à réaliser que cette année, je ne le vivrai pas du même côté. »

Le Pacte d’Emma, de Nine Gorman, éditions Albin Michel, sortie le 2 novembre, 420 pages, 16,90 euros.