LES CHOIX DE LA MATINALE

Dans « L’Amour, accessoires », Fleur Breteau relate son expérience de vendeuse dans une chaîne de « lovestores ». / EMMANUEL PIERROT/AGENCE VU

Du récit polyphonique de Charif Majdalani dans L’Empereur à pied à celui plein d’empathie pour les clients de son lovestore de Fleur Breteau dans L’Amour, accessoires, suivez-nous pour une promenade littéraire tout en éclectisme.

ESSAI. « L’Ordre étrange des choses », d’Antonio Damasio

A la fin de son nouvel essai, le neurologue et philosophe américain Antonio Damasio (auteur en 1995 de L’Erreur de Descartes. La raison des émotions, Odile Jacob) écrit : « Je suis prêt à défendre mes conceptions actuelles (…) mais je suis aussi conscient du fait qu’il me sera peut-être nécessaire de les réviser. »

Tout ici est en mouvement. Des pistes s’ouvrent, par nature inachevées, vu l’ampleur des hypothèses en jeu. Leur point de départ est l’observation, jusque dans les bactéries, de comportements similaires aux nôtres. A partir du concept d’homéostasie (« désir non réfléchi et involontaire de persister »), Damasio analyse les continuités et les différences entre vie naturelle et cultures humaines, dont les frontières se déplacent. Un stimulant exercice de redéfinition du propre de l’homme. Florent Georgesco

« L’Ordre étrange des choses. La vie, les sentiments et la fabrique de la culture » (The Strange Order of Things. Life, Feeling and the Making of Cultures), d’Antonio Damasio, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Clément Nau, Odile Jacob, 392 pages, 26,90 €.

ODILE JACOB

ROMAN. « L’Empereur à pied », de Charif Majdalani

Un matin de printemps, dans un décor de montagne « propice à l’invention de fables grandioses et fortes », est apparu Khanjar Jbeili, escorté de ses fils. Ou, plutôt, il a surgi de nulle part. A l’instar de la parole virevoltante et mystérieuse qui lui donne chair. Parole fondatrice d’un récit polyphonique qui, d’une génération à l’autre, par le jeu de la transmission orale, va déconstruire le mythe d’un clan né sur les hauteurs du mont Liban.

C’est là qu’au début du XIXe siècle, l’ancêtre pose les premières pierres de son domaine et de sa légende. Cultivateur, puis collecteur d’impôt, il étend ses richesses et son pouvoir sur toute la région. Afin de conserver l’unité du nom et de son patrimoine, il édicte une loi qui interdit aux cadets de se marier et d’avoir des enfants. Seuls les aînés seront autorisés à poursuivre la lignée. A mesure que ceux-ci vont prospérer, leurs frères déchus, poussés par la « poésie de l’action », vont partir en quête d’aventures et de conquêtes.

Sur leurs traces, le romancier libanais d’expression française Charif Majdalani saute d’un continent à l’autre. Galopant d’un western mexicain à une geste guerrière dans le Caucase, il tisse cette épopée intime et familiale. Avant, le soir venu, de déposer en offrande au pied du mont Liban ses pages les plus enchanteresses. Christine Rousseau

« L’Empereur à pied », de Charif Majdalani, Seuil, 400 pages, 20 €.

SEUIL

HISTOIRE. « KL. Une histoire des camps de concentration nazis », de Nikolaus Wachsmann

L’immense ensemble de camps de concentration (Konzentrationslagern, KL) découvert par les Alliés en 1945 sur les territoires de l’Axe est vite devenu le symbole de la violence nazie. Pourtant, ce système, destiné à asseoir par la terreur le contrôle du régime, eut peu à voir avec la réalisation de la « solution finale », laquelle fut opérée dans des centres distincts de mise à mort, tel Treblinka, dont rien ne subsistait en 1945.

La somme que lui consacre l’historien Nikolaus Wachsmann, impressionnant travail de mise à jour des connaissances, permet de faire le point sur ses fonctions propres, sa généalogie, son évolution, dans un aller-retour constant entre analyse globale et parcours individuels. Ce livre, dans une historiographie étonnamment rare sur un sujet aussi central, est appelé à devenir une référence. Tal Bruttmann, historien

« KL. Une histoire des camps de concentration nazis » (KL. A History of The Nazi Concentration Camps), de Nikolaus Wachsmann, traduit de l’anglais par Jean-François Sené, Gallimard, « NRF Essais », 1 160 pages, 45 €.

GALLIMARD

RÉCIT. « L’Amour, accessoires », de Fleur Breteau

Dans L’Amour, accessoires, Fleur Breteau relate, avec souvent beaucoup d’humour et d’empathie pour ses clients, son expérience d’associée et de vendeuse dans une chaîne de « lovestores » élégants.

Présenté comme un récit documentaire, ce premier livre s’inscrit bel et bien, d’emblée, dans le champ de la littérature. Effets de montage, préoccupation formelle, interrogation sur le langage, ses pouvoirs et ses insuffisances, entrelacement du réel et du fantasme : il n’en fallait pas moins pour faire de ce texte bien autre chose qu’un catalogue commenté sur les sextoys. Choses vues et entendues, les scènes rapportées dressent un tableau composite et souvent émouvant de la clientèle, toutes générations confondues. L’ouvrage décrit aussi les coulisses du marché international du sexe et ses excès, posant par l’ironie ses propres limites, réfléchissant à la part que prend son activité dans la marchandisation des corps et dans la perpétuation de la domination masculine. Florence Bouchy

« L’Amour, accessoires », de Fleur Breteau, Verticales, 288 pages, 20 €.

VERTICALES