Vue d’un des colleges de l’Université d'Oxford. / Noé Michalon via Campus

Diplômé de Sciences Po, Noé Michalon tient une chronique pour Le Monde Campus, afin de raconter son année à l’université d’Oxford, où il suit un master en études africaines.

« Je ne sais pas vous, mais j’ai vraiment l’impression que le temps passe différemment ici. » Quand l’une de mes camarades lance cette phrase lors d’un dîner entre amis, l’enthousiasme de mon approbation fait sursauter quelques épaules voisines. Ainsi donc, je ne suis pas le seul à ne plus me fier aux montres, calendriers, ni même aux cadrans solaires qui ornent les façades des plus anciens colleges de la ville. Et mon débarquement sur la grande île quelques jours après que Big Ben a été contraint au silence n’est peut-être pas une coïncidence.

Je l’ai déjà dit, Oxford est une bulle. A la fois médiévale et hypermondialisée, elle se range hors du temps. Les trimestres de huit semaines défilent plus vite que les wagons des critiquables trains anglais, dont ceux qui arrivent à l’heure en gare d’Oxford sont des perles rares. Et pour cause, toute notion de semaine et de jour ou de nuit y est abolie.

Déjà car la position assez nordique de la ville – sans être polaire, n’exagérons rien – vous fait noircir sans fard un ciel candide de 14 heures, avant un coucher de soleil automnal à 15 h 30. Le climat local n’a rien de très rationnel non plus. « Il pourrait faire 10 °C avec du vent et de la pluie, impossible de te dire si tu es en août ou en janvier », m’expliquait en septembre, lors d’une des rares journées estivales, l’un des vieux loups de mer chargés de nous initier au punting, ce bateau à fond plat qu’on fait si péniblement avancer sur la rivière Cherwell à l’aide d’une perche.

Pour ne rien arranger, les bibliothèques des colleges sont ouvertes absolument 24 heures sur 24. Quand il fait nuit les deux tiers du temps, je perds vite mes repères, dans les salles de lecture vides où j’ai l’habitude de travailler. C’est le trafic inexistant dans les rues pavées de la vieille ville qui me fait réaliser, une fois sur mon vélo, que je suis plus proche du matin que du soir.

Six heures de cours obligatoires

Et ce n’est pas un réveil difficile qui m’en fera prendre davantage conscience. Nous avons très peu d’heures de cours, six heures obligatoires par semaine en ce qui me concerne, aucune avant 11 heures du matin. Elles se complètent de plusieurs conférences facultatives de chercheurs revenant sur leurs diverses trouvailles et pérégrinations, où l’on se rend compte au moment d’applaudir qu’il fait nuit, et qu’il est temps de rejoindre la bibliothèque pour travailler sur les rares mais exigeants travaux qu’on nous demande.

Tout Oxford vit à ce rythme. Le groupe Whatsapp de la promo distribue ses cascades de messages aux positions de pendule les plus acrobatiques. Mes colocataires sont à la même enseigne, et il arrive que la lampe de la cuisine vacille à voir certains d’entre nous s’échiner jusqu’à 5 ou 6 heures du matin sur une dissertation commencée un peu trop tard.

Autre aspect de ce vortex, les dates sont abolies, ici. Il n’est plus d’octobre ou de novembre qui tienne, on ne parle que de weeks. Numérotées de 1 à 8, elles rythment les trimestres qui ont la noblesse de porter un nom et de rendre un peu plus floue l’année : Michaelmas en automne, Hilary de janvier à mars, Trinity au printemps. Et absolument tout, à Oxford, s’aligne sur cette nouvelle temporalité : les associations déroulent leur programme sur ce modèle, on nous donne des assignments (devoirs) à rendre pour « Friday week 7 ».

Mon camarade Sofiane – celui dont la chambre surchauffait dans le précédent épisode – a même commencé à étendre ce drôle de schéma à ses vacances, m’évoquant ses projets pour la « week 9 ». Seules les fêtes abondamment célébrées ici – Halloween, Guy Fawkes Night, Thanksgiving, trois événements peu fêtés ou inconnus en France – permettent de cadrer le tout. Un peu.

Peu de distinction entre vie privée et vie scolaire

Dans ce milieu estudiantin – la découverte de l’Oxford non étudiant fera l’objet d’une prochaine chronique – il n’y a plus vraiment de distinction entre vie privée et vie scolaire, tant on croise les mêmes visages un peu partout, enseignants comme camarades, en cours, à des conférences, à des soirées, au dîner, dans la rue ou au supermarché. Sans prétendre qu’elle est abolie, la barrière professorale est moins ferme qu’en France, ici. L’intimité des classes (l’équivalent des TD français) à sept ou huit rend plus amical le contact, et plus ouverts les échanges. Il n’est pas rare, pour ne pas dire qu’il est hebdomadaire, de trinquer avec eux autour d’un verre de vin post-conférence, la veille de leur rendre un devoir ou de faire un exposé – un exercice très fréquent ici aussi.

Pour finir, le journaliste en herbe que je suis pourrait s’y repérer un peu mieux si les médias rythmaient le quotidien. Je n’entends pourtant nulle part la radio, les télévisions sont rarissimes dans les colleges comme dans les logements étudiants, et elles ne manquent à personne. Quant à la presse écrite, tout porte à croire que les journaux étudiants locaux sont au moins aussi lus, sinon davantage, que les quotidiens nationaux. Le football, enfin, qui peut faire office de semblant de repère temporel, ne mobilise pas les foules ici. Dur.

Deux mois seulement ici ont suffi à altérer ma temporalité. Cela n’a rien d’un séjour à la toute aussi intemporelle Shutter Island, je pense rester sain d’esprit, mais il n’est pas évident pour autant de dire si ce rythme est plaisant. Les critiques régulières contre l’establishment d’« Oxbridge » (la contraction d’Oxford et Cambridge), déconnecté des réalités, pourraient en tout cas y trouver leur validation.

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