Pochette de l’album de Bertrand Cantat, « Amor Fati ». / BARCLAY/UNIVERSAL

Pour beaucoup, évoquer la seule existence de cet album relève de l’indécence. Et la taire serait immanquablement interprété comme de la lâcheté… Bertrand Cantat, ancien chanteur du groupe Noir Désir, condamné à huit ans de réclusion (quatre passés derrière les barreaux) pour le meurtre en 2003 de sa compagne Marie Trintignant à Vilnius, publie vendredi 1er décembre son premier album solo, Amor Fati. Un titre emprunté à Nietzsche pour indiquer que l’indésirable du rock français entend accepter son destin. Qui est donc, selon lui, de continuer à exercer son activité de musicien.

Comme ce peut être le cas pour les superstars internationales, le disque n’a pas été proposé à la presse avant sa commercialisation par Barclay, filiale de la major Universal. Sa « promotion » s’est limitée à un support, Les Inrockuptibles, qui ont provoqué à la mi-octobre un flot d’indignation en affichant le chanteur en couverture sous le titre « Cantat en son nom ». L’embargo autour d’Amor Fati a pourtant été rompu la veille de sa sortie par Le Point, non pour en révéler le contenu, mais pour rouvrir le dossier judiciaire. Sous couvert de l’anonymat, un des membres de Noir Désir confie que le groupe aurait sciemment menti lors du procès, en passant sous silence de précédents actes violents du chanteur. Ils auraient agi à la demande de Krisztina Rady, l’épouse de Cantat – qui s’est suicidée en 2010. Des accusations réfutées par deux des ex-membres du groupe dans une vidéo diffusée sur Facebook, vendredi 1er décembre.

Expériences atmosphériques

C’est dans ce contexte à vif qu’il faudrait en venir à la musique. Tenter l’exercice – impossible – d’écouter ces onze chansons comme si elles émanaient d’un chanteur ordinaire. L’album a été réalisé avec le bassiste Pascal Humbert et Bruno Green (responsable des programmations et des claviers), tous deux complices de Détroit, projet qui avait vu Cantat effectuer son retour au disque en 2013, puis à la scène. Il aurait été bien avisé de conserver cette identité plus discrète, d’autant qu’Amor Fati est dans la continuité d’Horizons, de Détroit, et même de Noir Désir : une chanson rock à prétention poétique – les premiers mots en sont : « Pour des cœurs arrachés sur des lances sanguines/Et des fleurs déhanchées aux nerfs de guillotines » –, sous influence rimbaldo-lautréamontienne (« Ô les carambolages, ô les calendriers/Et les flèches volages, ô les scaphandriers »).

Bertrand Cantat - L’Angleterre
Durée : 04:25

Sont en effet prolongées les expériences atmosphériques de Noir Désir sur son ultime album, Des visages des figures, en date du 11 septembre 2001. Ce qui donne, dans le meilleur des cas, Amie nuit, tentative d’allier un récitatif à la Léo Ferré aux synthés glaciaux et dépressifs du David Bowie de la période berlinoise (l’enregistrement de l’album a été dispersé entre un studio de la capitale allemande, le Chili, le Lot et les Landes). Un ostinato de piano et la trompette d’Erik Truffaz (présente sur trois titres) complètent l’habillage.

Pour le reste, Cantat ne surprend guère en trimbalant son spleen sur des lignes de guitares mélancoliques rappelant qu’il est enfant de la new wave ou, pis, sur des espagnolades, au risque de verser dans la variété lacrymale (Anthracitéor). Sinon avec le single L’Angleterre, exercice raté de britpop (vingt ans après la bataille), lesté de paroles indigentes pour commenter le Brexit et le mauvais sort fait aux migrants. Ou avec la scansion hip-hop d’Amor Fati (la chanson), un flow inauguré dès 1996 avec Noir Désir dans L’Homme pressé, dont Chuis con offre ici une mauvaise copie punk-rock.Ce tube pourfendait déjà le capitalisme mondialisé, principale obsession d’Amor Fati, que ce soit dans Aujourd’hui, appel à tous les indignés du monde à ne pas baisser les bras, ou dans Silicon Valley, afin de s’en prendre aux GAFA. Un effort de mise à jour ruiné par des références de cinquantenaire, quand Cantat évoque le pacte de Varsovie ou… Sue Ellen.

Bertrand Cantat - Anthracitéor
Durée : 04:35

1 CD Barclay/Universal.