Pilote de l’aéronavale, Yannick Piart a été engagé au début de l’intervention militaire occidentale en Libye aux commandes d’un Rafale marine, depuis le porte-avions Charles-de-Gaulle. Il publie un livre témoignage (La Pointe du diamant, éd. Nimrod, 21 euros) qui, au travers de cette mission effectuée entre mars et août 2011, éclaire les engagements aériens de l’armée française et l’esprit de ses pilotes.

Partir en mission, rappelle-t-il, est pour tout militaire « une chance ». Non au sens d’une « envie malsaine de flinguer à tout-va », mais, à l’instar du pompier qui s’entraîne chaque jour sans souhaiter pour autant voir des incendies éclater, du besoin d’accomplir « ce qui justifie des années de formation ».

Breveté en 2001, il dit avoir exercé son métier avec « l’idée naïve que, de nos jours encore, la liberté doit souvent être conquise et que la paix doit alors s’arracher dans la fureur des armes ». L’élimination de Mouammar Kadhafi le 20 octobre 2011 a déstabilisé la région et, en l’absence de solution politique en Libye, le bilan de l’intervention occidentale est aujourd’hui très critiqué. Mais de cela, le pilote ne peut être comptable. Aujourd’hui, à 41 ans, Yannick Piart a quitté la marine nationale et se prépare pour un tour du monde à la voile. Le Monde l’a rencontré à Paris.

Vous racontez que, début 2011, vous partez en mission sans rien connaître de la Libye ou presque, et sans savoir ce que vous allez devoir faire dans ce pays. N’est-ce pas un problème ?

Yannick Piart Oui et non. Dans le cas de la Libye, au tout début de la mission en 2011, le cadre légal n’était pas bien posé. On ne savait pas qui était responsable des missions car, entre la France, le Royaume-Uni et l’OTAN, il y a eu des réglages. L’armée de l’air était partie la première pendant que la résolution de l’ONU se discutait, et elle a fait son premier raid le jour même de son adoption ! Nous, nous sommes arrivés le lendemain. Il y avait donc un brouillard initial dans cette guerre.

Mais cela est inévitable. Et il faut bien que quelqu’un fasse le travail. Je ne peux pas dire : « Attendez que je connaisse tout de la situation en Libye avant de partir ! » A notre niveau, on ne peut pas tout maîtriser avant d’agir, on est obligé de faire confiance au système. On y va, avec l’encadrement d’un gouvernement. Après, les officiers de renseignement nous exposent la situation. Et, au niveau tactique, on dispose évidemment de toutes les informations nécessaires pour frapper.

On disait qu’en Libye les défenses antiaériennes étaient faibles, l’essentiel ayant été détruit par les missiles Tomahawk des Américains et des Britanniques. Mais vous racontez que vous étiez quand même toujours très vigilants…

Nous n’étions pas sous forte menace. Il n’y a pas eu de rapports de tirs sur des aéronefs. Mais nous n’avions pas les moyens d’être certains que tout avait été détruit. Et les forces de Kadhafi ont tenté des actions. Avant de partir, nous avions appris que deux Mirage F1 du régime avaient fait défection, et nous avions étudié des scénarios. Allions-nous devoir adopter des procédures particulières avant de tirer ? Est-ce qu’on aurait affaire à des gens coopératifs ou agressifs ? Reste que les Libyens et leurs mercenaires, entre lesquels il n’était pas possible de faire la différence vu du ciel, ont basculé très vite dans un mode asymétrique. Notre but, en visant leurs blindés ou d’autres cibles, était d’étouffer l’appareil militaire libyen.

Dans ce cadre « asymétrique », vous avez tiré sur des pick-up. N’est-ce pas utiliser un gros marteau très cher et ultrapuissant, l’avion de chasse, pour écraser une mouche ?

Avec le mandat légal qui avait été donné à la force, il n’était pas possible de faire autrement, car il n’y avait ni débarquement de forces au sol, ni missiles antichars. La France ne dispose par ailleurs pas d’avions « low cost » tels que les A10 américains, alors que ceux-ci larguent les mêmes bombes que nous. Il y avait au début la crainte que des tanks entrent dans Misrata, ou que des hélicoptères libyens attaquent des bateaux de la coalition. Dans ce cadre, l’avion de chasse est un bon outil. Il peut aussi être utile quand la situation sur le terrain change en un claquement de doigts. Je me souviens d’un moment où nous pensions que des Scud [missiles] pourraient être tirés sur Benghazi. Dans les cinq minutes, nous avons décidé d’un vol pour aller scanner la zone. En tant que pilote, on est dans l’immédiateté.

Vous parlez dans votre livre du doute avant de larguer une bombe, des vérifications que vous faites et des moments où vous avez décidé de ne pas tirer. Quand un pilote est-il sûr de ne pas faire de victimes collatérales ?

Nous avions la certitude du renseignement, et les points de frappe étaient souvent statiques, assignés par la coalition. Dans certaines zones, comme à Brega, on nous garantissait que tous ceux qui bougeaient n’étaient ni des civils ni des rebelles. Nous avons pu frapper une frégate libyenne à Tripoli au moment exact où l’équipage d’un navire humanitaire qui stationnait à ses côtés était parti déjeuner.

Les règles d’engagement que nous suivons sont primordiales. Evidemment, cela ne suffit pas pour tirer sur une voiture. Il y a toujours une part de doute. Le policier qui est entré dans le Bataclan et a aperçu l’ombre d’une kalachnikov était-il sûr avant de tirer ? Non. Le débat arrive souvent a posteriori, avec des données que nous n’avons pas au moment d’agir.

La particularité de la mission en Libye était que nous avions la « cockpit delegation » – pour les pilotes, le pouvoir de décider d’une frappe – contrairement à ce que nous avions connu en Afghanistan. Nous avons appris de cette expérience, où nous vivions toujours avec le risque de tirer sur nos propres gars.

Ce ne sont jamais des cas simples. Mais il n’y a pas de cow-boys parmi nous. Et personne ne nous dit : « Appuyez sur le bouton et arrêtez de vous poser des questions ! » Si on s’abaisse au niveau des barbares qu’on combat, on perd moralement. Et comment vivre après avec des choses qui se dérouleraient mal ? On fait confiance au système. On est convaincu de pousser un peu le monde dans la bonne direction. Sinon, il est impossible de faire ce métier.

Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?

Mon idée était de montrer que les pilotes sont des personnes comme les autres. Je comprends que les gens se posent des questions sur l’utilisation de ces avions de guerre qui valent des fortunes. Nous devons leur rendre des comptes. C’est leur armée, après tout.