À l’hôpital Groote Shuur du Cap, en Afrique du Sud, le bloc opératoire où Christiaan Barnard a réalisé la première greffe du cœur en 1967 a été transformé en musée. / RODGER BOSCH/AFP

Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1967, Louis Washkansky, 53 ans, a reçu le cœur d’une jeune femme de 25 ans, Denise Darvall, en état de mort cérébrale après avoir été renversée par un camion. Cette prouesse médicale, la première transplantation cardiaque au monde, a été réalisée il y a exactement cinquante ans par un chirurgien inconnu dans un pays inattendu : l’Afrique du Sud.

« Le samedi [d’avant l’opération], j’étais un chirurgien anonyme dans mon pays. Le lundi, j’étais mondialement connu », avait coutume de raconter Christiaan Barnard, décédé en 2001. Le Sud-Africain est immédiatement propulsé dans un tourbillon médiatique, et devient presque aussi célèbre que Nelson Mandela. Elevé au rang d’icône de la médecine moderne, le télégénique médecin fait les gros titres de la presse internationale, alors que pour la première fois le monde entier se passionne pour un événement médical.

Au sein de la communauté des chirurgiens en revanche, on estime que le professeur Barnard a volé la vedette à l’Américain Norman Shumway. Depuis plusieurs années, celui-ci s’exerçait sur des animaux et avait mis au point les principales techniques opératoires de greffe cardiaque. En toute logique, il aurait dû être le premier à réaliser une transplantation d’humain à humain. Mais, aux Etats-Unis, où la mort d’un patient était alors définie par l’arrêt du cœur et non par l’état de mort cérébrale, l’opération aurait fait du chirurgien un criminel.

Coup de chance

Avec de l’audace et un grand coup de chance, Christiaan Barnard a su tirer profit de lois sud-africaines plus souples. Et l’accident qui a coûté la vie à Denise Darvall a pu sauver momentanément la vie d’un patient compatible. Le chirurgien a attendu que le cœur de la jeune femme s’arrête complètement de battre avant de le transplanter. « C’était la première greffe cardiaque et il ne voulait pas qu’on puisse lui reprocher d’avoir pris le cœur battant d’un patient », se remémore Dene Friedmann, l’une des infirmières qui a participé à l’opération historique, interrogée par l’Agence France-Presse. Au bout de presque cinq heures au bloc opératoire, le cœur, « choqué » deux fois, est reparti. Le patient s’est réveillé peu de temps après et est même parvenu à s’asseoir.

Louis Washkansky, un épicier de 53 ans a reçu le cœur de Denise Darvall, 25 ans, lors de la première transplantation cardiaque réalisée en 1967 en Afrique du Sud. / AFP

A l’époque, cette première historique a suscité de profonds débats éthiques sur la transplantation de l’organe, sacré s’il en est, siège des émotions et de la vie. « Le professeur Barnard a reçu des lettres horribles le qualifiant de boucher », ajoute l’infirmière, désormais septuagénaire. « Vautour », « sadique », « anormal », les insultes ont plu du monde entier, comme on peut désormais le constater au musée de l’hôpital Groote Shuur au Cap, où certaines de ces lettres sont affichées et le bloc opératoire original reconstitué.

Louis Washkansky est mort dix-huit jours après l’opération, d’une pneumonie, à cause d’un système immunitaire affaibli par les médicaments antirejet. Depuis, dans l’hôpital du Cap où Christiaan Barnard a bouleversé l’histoire de la médecine, 537 cœurs ont été transplantés. « Les chirurgiens d’aujourd’hui utilisent pratiquement la même procédure que celle suivie par Barnard », explique Peter Zilla, qui dirige le département de médecine cardiothoracique qui porte le nom du précurseur, à l’Université du Cap. « Ce qui a changé, ce sont les avancées des immunosuppresseurs grâce auxquels 70 % des patients survivent au moins dix ans, poursuit-il. C’est phénoménal ! »

33 millions de personnes concernées

Cinquante ans plus tard, le département Christiaan-Barnard cherche à perpétuer l’esprit de pionnier du chirurgien et à continuer de révolutionner la médecine cardiaque. Sur trois étages, au cœur de la faculté de médecine, une équipe de 32 ingénieurs, sous la direction du professeur Zilla, dispose de toutes les machines, d’un bloc opératoire expérimental et de l’équipement nécessaire pour mener à bien leur mission. Les chercheurs ont jeté leur dévolu sur une pathologie longtemps négligée, presque éradiquée en Occident, qui sévit dans les pays très pauvres et touche d’abord les enfants : la maladie des valves cardiaques (en anglais : Rheumatic heart disease).

Le chirurgien Christiaan Barnard, ici à Paris, en mars 1970, a été propulsé au rang d’icône de la médecine moderne après avoir réalisé la première greffe du cœur en 1967. / AFP

« Les valvulopathies cardiaques affectent le plus fréquemment des personnes qui vivent dans des zones surpeuplées avec un accès limité à la santé, explique le doyen de la faculté de médecine, le professeur Bongani Mayosi. Une infection initiale non traitée de la gorge par la bactérie du streptocoque, une angine par exemple, entraîne une réponse immunitaire du corps qui attaque également les valves cardiaques du patient. »

En mai 2017, après un intense lobbying des cardiologues, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a décidé de faire de cette maladie une priorité mondiale : 33 millions de personnes seraient atteintes de valvulopathie dans le monde, et 275 000 en meurent chaque année. A titre de comparaison, 37 millions de personnes vivent avec le VIH et un million de personnes en sont mortes en 2016.

« Tout le monde parle du sida, qui concerne à peu près le même nombre de patients, et pour lequel il existe désormais un traitement, avance Peter Zilla, un chirurgien autrichien à la tête du département depuis vingt ans. Pour les valvulopathies, il n’y a pas le choix, il faut une opération. » Or une chirurgie de remplacement de valve, effectuée à cœur ouvert, nécessite un cardiologue spécialisé, un chirurgien cardiothoracique, une machine cœur-poumon et une salle d’opérations sophistiquée. Dans un pays comme le Nigeria, illustre-t-il, qui possède 250 centres hospitaliers pour 200 millions d’habitants, un seul est capable de mener des opérations cardiaques.

Une valve cardiaque pour les pays pauvres

« On s’est demandé comment simplifier l’approche pour qu’un chirurgien général puisse accomplir l’opération », poursuit-il, avec un sourire malicieux. Leur solution ? Une valve en plastique, qui ne se dégénère pas, introduite et mise en place par une simple incision entre les côtes.

Une représentation en trois dimensions de la valve cardiaque artificielle développée par l’équipe de Peter Zilla au Cap, en Afrique du Sud, pour sauver les patients atteints de valvulopathie. / Département Christiaan-Barnard, Groote Shuur Hospital

Avec un budget de 12 millions d’euros, l’équipe du professeur Zilla a mis au point une valve contenant un ballon à noyau creux, qui n’interrompt pas le flux sanguin et peut donc s’installer sans avoir à arrêter le cœur par un chirurgien non spécialisé. « Ces valves peuvent être produites en masse à coûts réduits. Les tests montrent une durabilité équivalente à vingt ans dans le corps d’un patient », ajoute t-il. Pour l’instant expérimentées sur des moutons, elles devraient être posées sur des patients humains « dans les prochains mois », assure t-il. Début octobre, le produit a reçu le prix de l’innovation de l’Association européenne des chirurgiens cardiaques (EACTS) et suscite l’intérêt de médecins russes et chinois.

Peter Zilla entend profiter du cinquantenaire de la prouesse de son prédécesseur et des trois jours de célébrations prévus au Cap pour convaincre ses confrères : « J’espère que ce sera un tournant qui permettra d’apporter des opérations médicales cruciales à des millions de patients dans les pays en voie de développement. »