Andréa Bescond sur scène dans « Les Chatouilles ou la danse de la colère ». / © Karine Letellier

Andréa Bescond, comédienne et auteure de la pièce de théâtre Les Chatouilles ou la danse de la colère, qui se joue depuis début 2016 et sera adaptée au cinéma pour la rentrée 2018, raconte les ravages des viols qu’elle a subis enfant. De l’amnésie traumatique à la descente aux enfers, elle a pourtant réussi à enclencher un processus de reconstruction, dont témoignent son spectacle et ses combats. Entretien.

Quelles violences avez-vous subies lorsque vous étiez enfant ?

Andréa Bescond : C’était un violeur de petites filles. A moi il me disait : « Viens, on va dans la salle de bain », pendant que la fête entre amis avait lieu en bas. Il m’est arrivé aussi de partir en week-end avec sa famille, il me violait dans la même chambre que ses fils. Au petit matin. Ça devait être une poussée d’adrénaline pour lui, de faire ça alors qu’on n’était pas tout seul.

Il l’a aussi fait l’année où mon frère était là. J’étais sidérée qu’il fasse ça devant lui. Je ne pouvais pas crier. Et je m’en voulais. C’est là où l’on minimise le pouvoir d’un adulte sur un enfant. Je regardais mon frère dormir, pendant qu’il me violait. J’avais 9 ans cette fois-ci. C’était pour le nouvel an 88-89.

C’était aussi un entraîneur de sport dans une association de la ville, et surtout un ami de la famille. Des années après le procès, mon père, terrorisé, est allé voir le président de l’association : « Il avait un comportement douteux mais on ne peut pas l’accuser à tort, on le surveillait... », lui avait-il répondu. Comment ne pas dénoncer aujourd’hui la culture de la complicité ? Moi je crois de toutes mes forces que dénoncer un adulte déviant est un devoir citoyen. Jamais il ne faut minimiser l’emprise d’un adulte sur un enfant. Jamais.

Dans votre pièce, Odette, le personnage qui incarne la petite fille que vous étiez, a occulté les faits pendant des années. A quel moment vos souvenirs ont-ils ressurgi ?

Mon parcours est spécial. J’ai amputé ces viols à ma mémoire. J’ai mis longtemps avant de savoir. Comme si je n’étais pas prête à écouter les signaux de mon corps. Comme si mon cerveau n’était pas prêt à se souvenir. Ma vie était particulière. J’étais danseuse, je bossais ailleurs et ne revenais pas souvent dans ma petite ville de province. J’avais un avenir, j’avais la danse qui me prenait toute la tête. Cette histoire, je n’en voulais pas.

Et puis un jour, j’avais 19 ans, je l’ai croisé dans la rue. Et j’ai su. J’ai eu des flashs de ces viols répétés avec ses mains. J’ai ressenti un froid glacial. Celui qui vous enivre, vous bloque et vous paralyse. Je ne pouvais plus bouger, plus parler. En plein mutisme. En pleine anesthésie. Comme quand on subit les actes d’un viol.

Mais cette histoire, je n’en voulais pas.

Comment fait-on pour escalader jusqu’à la lumière, pour s’en sortir ?

Jusqu’à mes 30 ans, c’était la descente aux enfers. J’étais dans le rejet. Je me sentais coupable d’avoir été complice de ça. Oui, complice, puisque je l’aidais en baissant ma culotte. En faisant vite quand il me disait qu’il fallait faire vite. En ne disant rien quand il me disait de ne rien dire. Je participais au mécanisme de plaisir. Le corps se mélangeait entre la douleur et le plaisir. C’est tellement bizarre que c’en est déconcertant. J’ai compris plus tard que c’etait un mécanisme de surprotection, une espèce d’instinct de survie. Il était gentil avec moi. Il me donnait de l’amour, atroce, mais présent. Et moi, je ne savais pas trop. C’était terrible. Un tourbillon. Adulte, je m’en suis voulue et me le suis fait payer. Pour moi, j’étais une pute, je ne valais rien, mon corps ne valait rien, j’étais bête, méchante, vicieuse. Et je n’étais pas prête à me faire aider non plus. Je fumais quinze pétards par jour pour pouvoir m’éteindre. Je buvais de l’alcool pour pouvoir tomber. Je prenais des drogues pour pouvoir sortir de cette réalité qui était ma vie.

Et puis, à l’époque où j’avais 24 ans, j’ai appris qu’il était devenu grand-père de deux petites filles. J’ai décidé de porter plainte. Comme « il y avait eu pénétration », c’était un crime. Nous avons pu aller aux assises.

Au procès, j’avais 27 ans. Aujourd’hui, j’en ai 38. Je suis fière et heureuse d’avoir été reconnue en tant que victime, que mon agresseur ait été envoyé en prison et de l’avoir, en quelque sorte, empêché de violer ses deux petites filles. De nuire encore et encore. Elles sont surement plus équilibrées que s’il avait été là. Leur mère m’a remerciée, en pleurs, au procès. Tout ceci a participé à ma résilience. Porter plainte, ça aide à s’en sortir. Mais s’en sortir, c’est surtout apprendre à s’aimer à nouveau, à être indulgent envers soi-même. Et comme un agresseur est très souvent récidiviste, il faut aussi pouvoir porter plainte pour protéger les autres.

Comment avez-vous dépassé ces drames et réussi à y puiser votre force ?

Pour dépasser le drame, le plus dur, c’est de faire un travail sur soi : comment, en tant que victime, on réussit à se pardonner. Comment on parvient à ne plus rester silencieuse. Car, non, on ne se « débrouille pas », comme l’a dit Christine Angot, mais on partage sa douleur. Il le faut. Mon spectacle est tiré de ma vie de victime. Le fait d’avoir posé des mots sur les étapes de la souffrance et de la reconstruction pour écrire ce spectacle avec Eric Métayer m’a permis de rencontrer des gens qui m’ont dit : « L’histoire d’Odette, c’est la mienne. C’est ce que j’ai vécu ». Parce que la pédophilie est un fléau. On est beaucoup, des filles et des garçons, à avoir vécu la même chose. Pas de la même façon, pas le même nombre de fois, pas au même âge. Mais on partage la même souffrance. Un adulte a violé notre intégrité sexuelle. La destruction est considérable. C’est un bombardement. On est déshumanisé.

De ne pas me sentir seule et d’essayer d’être utile pour ce combat, ça a favorisé ma réparation. Parce qu’il y a des secrets qui rendent malheureux, il faut prendre, selon moi, le combat par la base. La base, c’est l’enfant. Il faut agir en termes de prévention pour que les adultes soient des adultes équilibrés. Et que cela fasse diminuer le harcèlement et les abus de pouvoir. Il faut apprendre aux enfants à défendre leur intégrité pour faire d’eux des adultes qui auront les armes pour combattre les atteintes qui pourraient être commises à leur encontre.

Quel impact le succès de votre pièce de théâtre a-t-il eu sur vous ? Et sur la lutte contre la pédophilie ?

Il est évident que, sans l’existence de ce spectacle, je n’aurais pas eu ce besoin de me battre pour faire évoluer les droits de nos enfants. Le succès du spectacle, la manière dont le public a reçu l’histoire d’Odette... Je me suis plongée corps et âme dans le combat de l’éveil des consciences autour de la pédophilie. En découvrant les lois, notamment celle sur le délai de prescription, qui m’a mise en colère, j’ai décidé de m’engager de manière militante. Aujourd’hui, je me bats aux côtés de nombreux activistes pour faire reconnaître l’amnésie traumatique dans la loi, ou encore pour l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur les enfants. Car violer un enfant est un crime contre l’humanité selon moi, et relève donc de l’imprescriptibilité. Avec l’adaptation cinématographique, je me dis aussi que l’on va pouvoir faire passer notre message à une plus grande échelle, et c’est très important. J’attends d’ici là des avancées au niveau de la loi, mais la France est la spécialiste des toutes petites victoires, donc il y aura toujours à progresser et notre devoir d’artiste, c’est aussi celui-là : faire bouger les consciences.