Gilles Simeoni (à gauche) et Jean-Guy Talamoni se félicitent mutuellement après leur victoire aux élections territoriales corses, le 3 décembre. / PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

La coalition nationaliste est arrivée largement en tête du premier tour des élections territoriales corses, dimanche 3 décembre, à l’issue d’un scrutin marqué par une forte abstention. Nicolas Chapuis, chef du service politique du Monde, a répondu aux questions d’internautes sur les enseignements à tirer de ce scrutin.

Lire l’éditorial du « Monde » : Paris face au défi Corse

JGé : Bonjour, peut-on parler de « victoire » pour les nationalistes, au vu de la faible participation ?

Nicolas Chapuis : Certes la participation est faible (à peine plus de 52 %), mais nier que c’est une très large victoire des nationalistes serait une façon de ne pas regarder la réalité en face. L’alliance des autonomistes de Gilles Simeoni et des indépendantistes de Jean-Guy Talamoni a doublé son score de 2015 et malgré la plus faible participation, elle voit son total de voix augmenter de 20 000 votes. La liste nationaliste dissidente de Paul-Felix Benedetti, Core in fronte, réalise 6,69 %. Ce qui veut dire que les nationalistes (qui ne s’uniront pas au second tour) dépassent dans leur ensemble les 50 %.

Sacha : Les résultats, d’une ampleur plus ou moins inattendue, pourraient-ils mobiliser la population dans sa globalité ?

La participation sera évidemment l’un des gros enjeux du second tour après un premier tour décevant. Au premier tour, l’enjeu énorme du scrutin (le vote pour élire la future « superrégion » Corse, qui regroupera les prérogatives du département et de la région) n’a pas suffi à mobiliser. La campagne a été morne et peu de sujets de fond ont été abordés par les candidats.

Ce premier tour, qui constitue une surprise non pas par la progression des nationalistes (qui était attendue) mais par l’ampleur de cette victoire, met un coup de projecteur sur ce vote et peut inciter des électeurs à se déplacer au second tour. A l’inverse, certains électeurs peuvent aussi se dire que le résultat est plié d’avance et ne pas se donner la peine de se rendre aux urnes.

Julie B. : Si la coalition nationaliste victorieuse a conclu un accord de mandature, il n’en reste pas moins que les positions des autonomistes et des indépendantistes qui la composent sont assez divergentes… Pensez-vous que l’on puisse s’attendre au maintien d’un bloc uni ?

La liste « nationaliste » est le fruit d’une alliance réussie entre les « autonomistes » de Simeoni et les « indépendantistes » de Talamoni ; les premiers sont pour une plus grande autonomie de l’île d’ici dix ans, les seconds en faveur d’une indépendance de l’île, mais pas avant dix ans. Pour l’instant, cette coalition tient bon depuis 2015. Ils s’entendent sur un certain nombre de revendications (co-officialité de la langue, statut de résident de l’île, etc.), mais divergent sur le point d’arrivée dans dix ans. La présence des autonomistes – et donc la garantie qu’il n’y a pas de visée d’indépendance – ainsi que l’émergence de la figure « rassurante » pour les Corses de Gilles Simeoni sont deux éléments qui expliquent le basculement du vote d’une partie des électeurs « modérés » en Corse.

J’aurais tendance à penser que la victoire soude et la défaite disperse. Autrement dit, tant qu’ils seront dans une dynamique de victoires électorales, les nationalistes ont tout intérêt à poursuivre leur chemin commun. Si des revers électoraux intervenaient dans les années à venir, l’alliance devrait alors faire la preuve de sa capacité à résister.

Mr Cinema : Que pensent les élus du Parti radical de gauche et du Parti socialiste de la situation ? La gauche républicaine est totalement absente !

La disparition de la gauche (qui sera absente de l’Assemblée pour la première fois depuis 1982) est l’un des enseignements majeurs de ce scrutin. Si le PS est traditionnellement assez faible sur l’île, c’est un énorme revers pour le PRG, qui continue de payer le retrait de la vie politique de Paul Giacobbi, sur fond d’affairisme : l’ancien patron de la collectivité territoriale de Corse a été condamné à trois ans de prison et cinq ans d’inéligibilité pour détournement de fonds publics, par le tribunal correctionnel de Bastia, décision dont il a fait appel. Il a entraîné dans sa chute l’ensemble de son camp politique.

No : Quels sont les intérêts financiers en jeu ?

Les futurs élus géreront la collectivité unique de Corse qui possède un budget qui avoisinera un milliard d’euros. Mais il est d’ores et déjà plombé par le poids de la dette qui est très important : environ 600 millions d’euros.

Bastiais : On a l’impression que ce que les Parisiens voyaient comme une farce se mettent à découvrir que sur l’île, on est sérieux. Ce scrutin va-t-il enfin permettre que la fiscalité, les transports, l’éducation, l’énergie, les logements soient adaptés à la Corse ?

A Paris, le dossier Corse est surveillé de très près et personne ne prend ça pour une « farce ». L’exécutif est forcément très inquiet de ce résultat (et par la défaite de la liste LRM arrivée en 4e position). Quant aux compétences dont vous parlez, elles relèvent déjà en grande partie des prérogatives de la nouvelle « superrégion » : les lycées et les transports, la fiscalité locale (gérée avec les mairies), la gestion du logement à travers le Padduc (le plan d’aménagement et de développement durable de la Corse)… La victoire des nationalistes va désormais leur donner une légitimité pour négocier une plus grande autonomie.

Geoffrey : Macron va-t-il s’opposer à la demande des nationalistes pour plus d’autonomie pour la Corse ? Une éventuelle autonomie ne risque-t-elle pas comme ailleurs en Europe de favoriser l’indépendantisme à terme ?

Je ne peux pas parler à la place d’Emmanuel Macron mais il est évident qu’il ne peut pas opposer une simple fin de non-recevoir à ce vote. La victoire très large des nationalistes le contraint à écouter leurs revendications et à donner des gages à la population qui s’est exprimée dans les urnes. J’ajoute que Macron a été élu sur une envie de renouvellement, une forme de « dégagisme » vis à vis des structures existantes, tout comme les nationalistes.

Pierre : Pourquoi ne pas leur donner l’autonomie ou l’indépendance, sans autre aide financière. Bon débarras en quelque sorte ?

Vous êtes nombreux à exprimer un agacement face à cette percée nationaliste, à souhaiter que l’on se « débarrasse » de la Corse, ou à rappeler la dépendance financière de l’île. Economiquement, il est tout à fait exact de dire que la Corse fait partie (selon les différents critères) des deux ou trois régions les plus pauvres de France. Elle bénéficie à ce titre de la solidarité nationale, à travers l’imposition ou les aides de l’Etat à la population. Son tissu économique est en outre assez peu développé et l’indépendance de l’île serait aujourd’hui totalement impossible, alors même que la part des emplois de l’Etat est aussi importante.

Ceci étant dit, les habitants de l’île ont exprimé un message dans les urnes qu’il convient d’entendre pour ce qu’il est (qu’on l’approuve ou pas). Les Corses sont parfaitement lucides sur leur dépendance économique vis à vis de l’Etat et pourtant ils expriment une envie de prendre davantage leur destin en main et de s’en remettre moins à Paris. La récente crise en Catalogne avec une position jusqu’au-boutiste dans les deux camps est un bon avertissement, à la fois pour les vainqueurs des élections en Corse et pour Emmanuel Macron.

Bernard : L’indépendance, ou même l’autonomie, de la Corse, n’est-elle pas une utopie ?

En Corse, au-delà du sentiment nationaliste (les Corses qui veulent être reconnus comme un « peuple » à part entière), l’un des principaux moteurs semble être celui de l’éloignement de la prise de décision. Beaucoup de Corses expriment leur agacement devant le fait que des décisions vitales qui concernent leur avenir soient prises à Paris dans ce qu’ils jugent être une forme d’opacité.

Il y a aussi une forme de « dégagisme » vis à vis d’une élite politique insulaire qui pendant des années a fait la part belle au « clanisme ». Si les nationalistes n’ont pas fait la preuve que leurs méthodes sont réellement différentes, il n’empêche qu’ils incarnent auprès d’une partie de la population de l’île ce désir de renouveau. Cette coalition de sentiments distincts explique entre autres cette forte progression nationaliste.

L’avènement d’une « superrégion » corse au 1er janvier 2018

Rarement une élection territoriale aura précédé un tel enjeu : la mise en place, annoncée au 1er janvier 2018, d’une « collectivité unique » inédite dans l’histoire de l’organisation institutionnelle française. Fruit de la fusion des deux départements de l’île avec la collectivité territoriale de la Corse, cette « superrégion » assurera la gestion de l’île en matière, entre autres, de réseau routier, d’aménagement du territoire, de développement économique ou d’action sociale.

Le nombre de conseillers sera porté de 51 à 63 (et 14 « conseillers exécutifs ») au sein de la nouvelle assemblée. La nouvelle collectivité devrait employer quelque 4 200 agents, pour une population de 320 000 habitants. Des incertitudes persistent en matière de statut des agents, de temps de travail ou de rémunération. Une chambre des territoires, censée assurer une représentation du rural, regroupera les élus locaux des intercommunalités et des communes. Son rôle ne sera cependant que purement consultatif.

Le budget de la collectivité devrait avoisiner 1 milliard d’euros, selon la loi sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), précisée par trois ordonnances ratifiées par le Parlement le 7 mars. Mais il est d’ores et déjà grevé par l’important volume de la dette, de l’ordre de 600 millions d’euros.