L’ex-président géorgien, opposant du président ukrainien Petro Porochenko, a été arrêté à son domicile, à Kiev, mardi 5 décembre. / Evgeniy Maloletka / AP

L’ex-président géorgien Mikheïl Saakachvili, ancien allié devenu la bête noire du pouvoir ukrainien, a été arrêté à Kiev, mardi 5 décembre, sous l’oeil de dizaines de caméras. L’arrestation s’est déroulée dans un climat de grande confusion, en présence de plusieurs centaines de ses partisans venus le défendre. M. Saakachvili s’est réfugié un temps sur le toit de son immeuble, alors que des agents masqués des services de sécurité (SBU) cherchaient à l’interpeller, tôt dans la matinée. Le convoi qui l’a emmené ensuite, pourtant placé sous haute protection policière, a été bloqué dans le centre de la capitale ukrainienne. Il l’était toujours mardi à la mi-journée, par une foule de plus en plus nombreuse, commençant à ériger des barracades. Ce face-à-face laissait planer le risque d’affrontements, ou d’une reculade humiliante pour le pouvoir.

Selon les autorités, l’arrestation a été ordonnée par le bureau du procureur général au titre de l’article 256 du code pénal sur la « participation à une entreprise criminelle ». Lors d’une conférence de presse, le procureur général, Iouri Loutsenko, a précisé ces accusations, expliquant que Mikheïl Saakachvili avait « reçu de l’argent volé par Viktor Ianoukovitch pour financer sa tentative de s’emparer du pouvoir en Ukraine », par le biais de Sergueï Kourtchenko, un oligarque proche de l’ancien président déchu en 2014.

Jusqu’à présent, l’ancien président géorgien (2004-2013) n’était recherché que pour son entrée illégale sur le territoire ukrainien, au mois de septembre. Celle-ci, déjà très médiatisée, faisait suite à la décision des autorités ukrainiennes de priver « Micha » de sa nationalité ukrainienne, accordée en grande pompe en 2015 au moment de sa nomination au poste de gouverneur de la région d’Odessa.

Vendetta judiciaire

Le sort qui va être réservé à Saakachvili reste aussi mystérieux. En Géorgie, le nouveau pouvoir, après l’avoir déchu de sa nationalité géorgienne, a lancé contre lui une procédure pour abus de pouvoir aux airs de vendetta judiciaire. Une extradition ou une expulsion vers Tbilissi mènerait sans aucun doute le dirigeant en prison.

Par cette arrestation, Kiev répond donc avec plusieurs mois de retard au défi à son autorité que constitue la présence sur le sol ukrainien de Mikheïl Saakachvili, et plus encore son activisme politique. Le pouvoir ukrainien prend ainsi le risque d’une lutte potentiellement désastreuse pour son image, comme le montrent déjà les images du convoi policier bloqué dans la capitale.

Après avoir été son ami et son allié, Saakachvili s’est mué en un rival potentiel du président Petro Porochenko à l’approche des élections de 2019, prenant la tête d’un parti réformateur certes modeste, mais virulent sur les manquements de Kiev dans la lutte contre la corruption. « Il est la seule personnalité de l’opposition capable de fédérer aussi bien les radicaux, les groupes d’anciens combattants et une partie des libéraux, assure le politologue Mikhaïl Minakov. Le succès de ses dernières manifestations le rend encore plus dangereux. »

Quelle que soit son issue, l’arrestation de Saakachvili marque, brutalement, le coup d’envoi de la campagne de 2019

La chronologie des événements est en effet troublante. L’ancien gouverneur d’Odessa, à la tête de son Mouvement des forces nouvelles, a réuni dimanche à Kiev plusieurs milliers de personnes – 1 500 selon la police, 20 000 selon les organisateurs – pour réclamer la destitution de Petro Porochenko. Depuis plusieurs semaines déjà, quelques dizaines de ses partisans campaient à proximité de l’administration présidentielle, dans une tentative de rejouer un nouvel épisode de la révolution de Maïdan qui avait chassé l’ancien président Viktor Ianoukovitch en 2014.

« Nous nous attendions à une réaction des autorités, et au fait qu’un dossier farfelu serait monté contre lui, assure Vladimir Fedorin, dirigeant d’un think tank libéral, le Centre Bendukidze, et un proche allié de M. Saakachvili. Elles n’ont pas osé agir avant la manifestation de dimanche, mais le succès de celle-ci a été un déclencheur. » M. Fedorin, contacté par Le Monde alors qu’il se trouvait face au convoi policier, est lui-même la cible des services de sécurité, qui l’accusent d’avoir « transmis des informations à des Etats étrangers ».

Des soutiens de l’ancien président géorgien Mikheïl Saakachvili bloquent les rues à l’aide de pavés, le 5 décembre. / VALENTYN OGIRENKO / REUTERS

Quelle que soit son issue, l’arrestation de Saakachvili marque, brutalement, le coup d’envoi de la campagne de 2019. Elle illustre la coupure profonde entre ceux qui jugent que le pouvoir fait, dans un contexte économique tendu et de guerre, des réformes certes lentes mais sérieuses, et ceux qui estiment que le sommet de l’Etat n’a pas pris à bras le corps la lutte contre la corruption, voire l’accusent d’y participer.

« Porochenko fera tout pour gagner le scrutin »

L’épisode est aussi un rappel des tendances autoritaires qui s’expriment de plus en plus ouvertement au sommet de l’Etat. Petro Porochenko a ainsi nommé des fidèles à tous les postes de commande, et les autorités ont tenté ces derniers mois de mettre la main sur le Bureau anticorruption, une institution à l’indépendance affirmée, pendant que plusieurs organisations de la société civile étaient victimes de pressions, d’intimidations et de campagnes de désinformation.

« Porochenko fera tout pour gagner le scrutin, estime le politologue Mikhaïl Minakov. Que ce soit en accentuant la pression sur ses adversaires et en accroissant son contrôle sur les gouverneurs et les services de sécurité, ou en promouvant un agenda nationaliste et populiste, avec, par exemple, l’annonce de référendums sur l’adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN. »

La lutte contre les partisans de Mikheïl Saakachvili est d’ores et déjà la plus féroce. Ces dernières semaines, huit Géorgiens, dont un journaliste, tous proches de l’ancien dirigeant, ont été arrêtés sans sommation, en pleine rue ou dans leur appartement. Certains ont été battus, transportés avec des sacs sur la tête. Tous ont été expulsés vers la Géorgie. Même la médiatrice du Parlement sur les questions des droits de l’homme, Valeria Loutkovska, connue pour sa passivité, a qualifié certaines de ces arrestations d’illégales.