Journaux en vente à Rabat, au Maroc, en septembre 2002. / ABDELHAK SENNA/AFP

C’est l’histoire d’un journal qui naît, se développe et meurt. Sauf que son histoire, si particulière, a marqué le paysage médiatique marocain. Nous sommes en novembre 1997. Ses fondateurs sont jeunes, beaux et intelligents. Ils veulent fonder un hebdomadaire, faire du journalisme et, en même temps, se faire de l’argent. Contrairement à d’autres journalistes, ils n’ont pas de complexes de ce côté-là.

« Enfants de l’alternance »

« Nous sommes les enfants de la finance », me dit Ali Amar, l’un des trois initiateurs de l’hebdomadaire casablancais Le Journal. Avec Aboubakr Jamaï et Hassan Mansouri, ils en sont les trois promoteurs initiaux, avant que H. Mansouri soit remplacé, à la suite de différends de management et de ligne éditoriale avec les autres actionnaires, par Fadel Iraki, un richissime homme d’affaires. Ils viennent du secteur bancaire et de la finance principalement. Et l’hebdomadaire La Vie économique, appartenant alors à Jean-Louis Servan-Schreiber constitue « une école » tout à la fois pour Ali Amar, Aboubakr Jamaï et pour de nombreux journalistes où ils apprennent le b.a.-ba du métier.

S’ils sont les enfants de la finance, ils se disent également « enfants de l’alternance », comme n’a eu de cesse de répéter A. Jamaï. Par l’alternance, il faut entendre le gouvernement d’alternance consensuelle dirigé par Abderrahmane Youssoufi. Cet avocat, militant des droits de l’homme, dirigeant alors de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), ancien opposant au roi Hassan II, jouit d’une aura singulière. Il a été appelé par le palais pour mener, un an avant la mort du roi le 23 juillet 1999, les réformes politiques, économiques et sociales nécessaires à la « démocratisation » du royaume d’une part, et pour permettre d’autre part une autre alternance, royale cette fois avec la montée sur le trône du prince héritier.

L’histoire de la naissance du Journal est celle d’abord d’un contexte politique. Le Journal voit donc le jour deux ans avant le décès du roi Hassan II et l’arrivée au pouvoir de son fils, Mohammed VI. Autre élément et non des moindres : Hassan II aurait signifié à ses collaborateurs que « c’est le type de journal » qu’il souhaite pour accompagner le règne de son fils. Et plusieurs proches conseillers à la fois du roi Hassan II et du prince héritier d’alors se lient plus ou moins d’amitié avec les patrons de l’hebdomadaire.

Fin de la lune de miel avec le pouvoir

Mais les affinités et le soutien symbolique, au départ, se muent par la suite en un conflit déclaré. Les problèmes avec le gouvernement d’alternance, notamment, et les prises de position critiques de l’hebdomadaire dérangent tellement les socialistes au gouvernement ainsi que le palais qui les a « recrutés », peut-on ajouter, que le premier ministre A. Youssoufi mobilise l’article 77 du Code de la presse – dont il a été victime par le passé en tant que journaliste – pour interdire Le Journal et, dans la foulée, d’autres publications comme le journal satirique Demain fondé par Ali Lmrabet, un ancien du Journal.

La cause ? La publication soupçonne A. Youssoufi d’être plus ou moins impliqué dans le coup d’Etat raté du général Oufkir en 1971 contre Hassan II. Quarante jours d’interdiction ont suffi à rendre ses finances exsangues. Le Journal, grâce au réseau de journalistes qu’il a pu construire à l’étranger, reçoit le soutien de plusieurs publications internationales et françaises en particulier, dont Libération et Le Nouvel Observateur. Lors de son retour dans les kiosques, en janvier 2001, la « une » choisie par l’équipe de rédaction est on ne peut plus claire : « Les quarante jours qui ont ébranlé le Maroc ». Celle-ci semble toutefois « excessive et exagérée » pour une ancienne journaliste passée par Le Journal qui critique l’ego surdimensionné de l’hebdomadaire.

C’est l’interdiction qui a façonné le plus l’histoire du Journal, et exprimé la fin de la lune de miel avec le pouvoir. Même s’il y a eu après elle des intimidations, des manifestations téléguidées par les autorités devant ses locaux en 2006 lors de la crise des caricatures danoises par exemple, des procès et du boycottage publicitaire de grands annonceurs surtout.

Boycottage publicitaire

Bref, Le Journal est arrivé au bon moment (en 1997), sur le bon marché (de la presse indépendante marocaine), avec un bon « produit » journalistique, tant sur la forme que sur le fond. Et c’est ce qui explique l’innovation, l’originalité et le succès dans une certaine mesure de cette aventure. Car les profils de ses fondateurs ainsi que les sujets et les angles choisis par l’équipe de rédaction sont particuliers : droits de l’homme, années de plomb, islamisme politique, business du roi, scandales financiers, armée, etc. Autant de sujets « tabous » et de « lignes rouges ». Tout ceci combiné débouche sur sa fermeture par les autorités. Les huissiers de justice qui mettent sous scellés ses locaux, ce 27 janvier 2010, réclament 4,5 millions de dirhams (environ 450 000 euros) au titre de créances dues notamment à la Caisse de sécurité sociale pour la période 1997-2003.

Difficile de résumer l’histoire d’un journal en quelques lignes, a fortiori lorsque celle-ci est passionnante, et s’étale sur treize ans avec tantôt des hauts tantôt des bas. Le Journal fut un grand journal quoi qu’on en dise. J’ai été, à vrai dire, un fidèle lecteur amoureux du Journal, et j’y ai écrit dans ce sens plusieurs tribunes. Ceci dit, par « amour » justement, j’ai choisi de prendre mes distances avec ce journal que j’aimais tant pour débuter l’entreprise de l’étudier.

Si Le Journal, comme beaucoup d’autres, a certes été victime de censure, d’interdictions, d’intimidations de toutes sortes, et de boycottage publicitaire surtout, il n’en demeure pas moins vrai qu’il a été aussi « mal géré » de l’avis même de ses fondateurs et de ses journalistes. Même si le discours tenu par ses promoteurs a souvent occulté cette dimension. C’est un peu ça le paradoxe du Journal : d’avoir été fondé par des financiers, d’avoir gagné beaucoup d’argent à ses débuts grâce, d’une part, à ses pages financières et boursières et, d’autre part, à la pub de grandes institutions bancaires (la fameuse BMCE notamment). Puis d’avoir enquêté de façon critique, à juste titre, sur le business du roi avant d’être « asphyxié » et enfin « assassiné » par le pouvoir et par ses propres promoteurs.

Mehdi K. Benslimane est docteur en sciences politiques à l’IEP de Grenoble et chercheur associé au CJB-Rabat.