LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, Laura Kasischke vous emmène dans les pas de dangereux inconnus, Hanif Kureishi contemple les angoisses d’un mâle dominant déchu, un ethnologue déambule au Népal et Yves Flank entonne un chant funèbre. Voici notre sélection hebdomadaire de livres.

NOUVELLES. « Si un inconnu vous aborde », de Laura Kasischke

Si un inconnu vous aborde est le premier recueil de nouvelles de Laura Kasischke. Quinze histoires ironiques, corrosives, dérangeantes, où le lecteur est sans cesse agrippé par des types capables de pousser les situations les plus banales jusqu’à l’absurde. Des étrangers à eux-mêmes persuadés que les autres comprennent du monde « quelque chose qui, eux, leur échappe ». Sans raison, une femme accepte de transporter un paquet à bord d’un avion pour un homme qu’elle ne connaît pas. Une mère fouille dans la commode de sa fille et y découvre un objet qui la fait frémir.

Le charme est tel qu’il est impossible de ne pas suivre tous ces inconnus. Ce sont tous des psychopathes ou des névrosés, mais on leur emboîte le pas sans s’arrêter. Même si c’est dangereux. Surtout parce que c’est dangereux. Florence Noiville

PAGE À PAGE

« Si un inconnu vous aborde » (If a Stranger Approaches You), de Laura Kasischke, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy, préface de Véronique Ovaldé, Page à page, 192 p., 18 €.

ROMAN. « Transport », d’Yves Flank

Le magnifique premier roman d’Yves Flank, où deux voix se juxtaposent dans le huis clos d’un train à destination d’un camp de la mort, devrait demeurer comme une des expériences les plus éprouvantes, et paradoxalement les plus lumineuses, qu’un livre puisse offrir quand il s’empare de ce passé.

Transport est un chant funèbre psalmodié par des morts – un homme qui raconte avec une précision sèche les corps qui tombent dans le wagon, l’arrivée au camp, la brève illusion de la survie ; une femme qui se souvient de son amant, qui murmure dans le vide des mots d’amour et d’angoisse, comme une prière charnelle, un mouvement du corps vers la vie, vers le plaisir, vers la lumière. Et sa parole s’interrompt, et celle de l’homme s’interrompt. Et le silence l’emporte, qu’aucune consolation ne peut atteindre dans le monde exact et vibrant d’Yves Flank. Un monde où la beauté est un des noms de la détresse. Florent Georgesco

L’ANTILOPE

« Transport », d’Yves Flank, L’Antilope, 136 p., 15 €.

ROMAN. « L’Air de rien », d’Hanif Kureishi

Au départ, l’inusable trio femme-mari-amant. Mais tordu et transformé. Waldo, l’époux, autrefois grand cinéaste, est désormais cloué à un fauteuil roulant. « Toujours prompt à voir le côté peu reluisant des choses », il observe le manège amoureux de sa très dévouée Zee avec Eddie – lequel est tout sauf un prétendant flamboyant, plutôt un profiteur minable. Pour le vieillard qui s’ennuie, cette aventure tombe à pic. Il épie les bruits, enregistre, se met à imaginer les scènes. Est-il en train de délirer ? Zee et Eddie cherchent-ils à se débarrasser de lui ? Est-ce lui qui les manipule pour les conduire à abréger ses jours ?

Derrière la comédie légère passent toutes les angoisses de l’ex-grand mâle dominant. Le vertige du Rien. Mais aussi l’imagination débridée de ce légume excentrique. Sa spirituelle perversité. Son insupportable et dérisoire manière d’être délabré et content de lui. Fl. N.

CHRISTIAN BOURGOIS

« L’Air de rien » (The Nothing), d’Hanif Kureishi, traduit de l’anglais par Florence Cabaret, Christian Bourgois, 192 p., 17 €.

ESSAI. « Le Chemin des humbles. Chroniques d’un ethnologue au Népal », de Rémi Bordes

Pour Rémi Bordes, « tant qu’on n’a pas partagé la nourriture, essayé les remèdes, bu l’eau, emprunté les véhicules de la même manière que la moyenne des autochtones, on restera un étranger ». Qu’à cela ne tienne. Lors de ses nombreux et longs séjours au Népal, l’anthropologue, pour comprendre les habitants d’un petit village indo-népalais, puis d’un hameau habité par les Dholi, des tailleurs-musiciens, s’est abandonné à leur mode de vie sans retenue ni limite, et durablement.

On déambule avec lui au gré de ses pérégrinations et de ses rencontres avec des gens dont on finit par connaître le prénom, les travers, la gestuelle. Son témoignage est celui d’un antihéros sensible. On comprend qu’il a à peu près tout fait comme les autres gaillards du village, y compris succomber à la beauté des Népalaises, qu’il s’est toutefois contenté de déshabiller du regard. En fin observateur. Anne Both

PLON

« Le Chemin des humbles. Chroniques d’un ethnologue au Népal », de Rémi Bordes, Plon, « Terre humaine », 480 p., 21,90 €.

ROMAN. « Cox ou la course du temps », de Christoph Ransmayr

L’écrivain autrichien Christoph Ransmayr étend son écriture aux dimensions d’un monde, qu’il parcourt aussi bien dans toutes ses dimensions spatiales que dans le passé le plus lointain. Avec Cox, il situe dans la Chine du XVIIIe siècle sa peinture des relations d’entrelacement entre la terreur et la civilisation la plus raffinée.

L’empereur Qianlong, qui a effectivement régné de 1735 à 1796, s’y agace de ne pouvoir complètement dominer le temps et l’éternité. Le souverain mandchou convoque à cette fin jusque dans la Cité interdite le meilleur horloger du monde, le Britannique Alistair Cox, afin qu’il réalise pour lui un outil capable de perpétuer à jamais son nom. Sans jamais sombrer dans le kitsch, et avec un grand souci de la précision et du détail, le romancier reconstitue un monde qui a le charme des chinoiseries du siècle des Lumières. Nicolas Weill

ALBIN MICHEL

« Cox ou la course du temps » (Cox oder der Lauf der Zeit), de Christoph Ransmayr, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Albin Michel, 320 p., 22,50 €.