Un désert de glace battu par les vents, des milliers d’hommes qui s’affairent autour de bâtiments métalliques, une tour qui crache du feu : Yamal semble l’endroit idéal pour tourner un remake de L’Empire contre-attaque. A plus de 4 000 kilomètres au nord de Moscou, le mégaprojet gazier de Total et Novatek semble avoir poussé sur une autre planète.

La construction du site – parfois qualifié de plus grand chantier du monde – a mobilisé plus de 60 000 personnes pendant quatre ans. Le temps de bâtir dans cette zone totalement vierge une usine de liquéfaction de gaz, un port, un aéroport et une zone d’habitation entièrement tournée vers l’exploitation gazière. Quelque 27 milliards de dollars (23 milliards d’euros) pour vaincre les défis de la glace et du froid.

Pour s’installer dans une région gelée huit mois par an, il a fallu mobiliser 10 chantiers navals en Asie pour construire 140 modules immenses, les transporter par bateaux et les assembler sur place. « C’est comme un jeu de Lego géant, finalement ! », s’amuse Christophe Thomas, l’un des responsables des opérations pour Total. Le groupe pétro-gazier français, qui participe au projet à hauteur de 20 %, a invité Le Monde à visiter le site, vendredi 8 décembre, pour le départ du premier méthanier brise-glace rempli de gaz naturel liquéfié (GNL).

La région qui importe le plus de GNL est l’Asie

Pourquoi être venu si loin pour construire un site grand comme deux fois le quartier de la Défense près de Paris ? Dans la région, le gaz est abondant et facile à extraire. Mais encore faut-il pouvoir l’exporter. C’est précisément ce que permet de faire le GNL : le gaz est refroidi jusqu’à – 165 degrés et devient liquide. Il peut donc être transporté par bateau vers une destination – qui peut varier selon les besoins. Contrairement à un gazoduc, cela permet de livrer du gaz dans des zones très éloignées des réserves.

Or la région qui importe le plus de GNL est l’Asie : le Japon, la Chine ou la Corée du Sud, ont des besoins qui augmentent fortement. Et de plus en plus de pays émergents deviennent acheteurs de ce gaz bon marché. Il alimente souvent des centrales électriques à gaz, moins polluantes que les centrales à charbon.

C’est là que réside l’intérêt économique du projet Yamal : les gigantesques méthaniers brise-glace vont transporter ce GNL à travers une route qui était jusqu’ici inutilisable : la route du Nord, à travers l’Arctique. Les conséquences du changement climatique ont peu à peu fragilisé la banquise, ce qui permet à des navires d’emprunter cet itinéraire en été.

Les bateaux pourront ainsi rejoindre l’Asie en quinze jours entre juin et novembre, contre trente à quarante jours le reste de l’année, lorsqu’ils devront passer par l’Europe et le canal de Suez.

« C’est prométhéen ! »

Mais lorsqu’on atterrit sur la piste glacée du petit aéroport de Sabetta, c’est surtout la démesure du projet qui saute aux yeux : installer une usine entière dans une zone aussi hostile et inaccessible à de quoi faire reculer les plus téméraires.

Il y a le froid, bien sûr, – 30 °C en décembre, sans compter le vent glacial qui frappe la plaine. Et la nuit polaire qui dure des mois, la neige qui s’accumule, l’impossibilité d’acheminer du matériel, l’absence d’infrastructures pour loger les travailleurs.

« C’est prométhéen ! », s’enthousiasme Jean-Pierre Chevènement, représentant spécial de la France en Russie, venu soutenir le projet et plaider la cause de l’amitié franco-russe.

Partout, un enchevêtrement de tuyaux rappelle qu’ici, il est impossible d’enterrer quoi que ce soit dans le permafrost, ce sol glacé qui ne dégèle en surface que pendant l’été. Dans les quartiers d’habitation, de grosses boîtes orange ont permis de loger les dizaines de milliers de salariés, des ingénieurs aux ouvriers en passant par les « snow managers », ces hommes chargés d’empêcher la neige de s’infiltrer en permanence.

Les hommes doivent tout importer

Sur le site, quatre immenses réservoirs de béton permettent de stocker le gaz liquéfié avant de le transférer aux méthaniers pour l’exporter. « C’est bien simple, on pourrait stocker deux A380 l’un sur l’autre dans chacun de ces réservoirs », explique Christophe Thomas pour témoigner de leur gigantisme.

Des colonnades de containers enneigés entourent le site, preuve permanente qu’ici les hommes doivent tout importer. « C’est comme nos réfrigérateurs », plaisante Micha, un ouvrier russe, au volant de son pick-up.

Sur la toundra gelée, les renards blancs et les ours sont habituellement plus nombreux que les humains. Seuls quelques centaines de nomades, populations autochtones de la péninsule de Iamalo-Nenetsie, vivent encore dans la région, subsistant difficilement du commerce de viande de renne.

A Yamal, le travail s’organise en rotation de douze heures, et les hommes se relaient tous les mois. Lorsqu’ils travaillent à l’extérieur, les ouvriers doivent se réfugier toutes les heures dans des cabanes pour se réchauffer avant de repartir faire face au froid.

Dans un igloo géant surchauffé construit pour l’inauguration, le PDG de Total, Patrick Pouyanné, ne cache pas son bonheur de voir le projet enfin démarrer. « On est partis de rien ici ! », s’enthousiasme-t-il.

L’Arctique est un enjeu crucial pour la Russie

Yamal tient d’autant plus à cœur à l’entreprise française qu’il avait été lancé par l’ancien PDG de Total, Christophe de Margerie, qui a trouvé la mort dans un accident à l’aéroport de Vnoukovo à Moscou en 2014. Le premier méthanier brise-glace qui a quitté Yamal porte d’ailleurs son nom, et ses célèbres moustaches figurent en bonne place à l’avant de sa coque.

De son côté, Leonid Mikhelson, patron de Novatek, l’entreprise russe qui détient 50 % du projet – et l’un des hommes les plus riches de Russie – attend sagement Vladimir Poutine.

Le président de la Russie, qui a confirmé mercredi qu’il serait candidat à sa succession en 2018, arrive à Yamal avec dans son sillage le gratin des oligarques russes du secteur de l’énergie.

Son message est clair : l’Arctique est un enjeu crucial. Dans un court discours d’inauguration, il répète sa volonté de permettre une exploitation plus intense de la route du Nord : « Cela assurera le futur de la Russie. » Une manière pour Vladimir Poutine de montrer qu’il n’a pas l’intention de plier face aux Européens et aux Américains.

Sanstions américaines

Car Yamal a croisé un autre défi de taille en cours de route : les sanctions américaines contre la Russie, décidées après l’invasion par celle-ci de la Crimée, en 2014.

Le financement gigantesque du projet devait être en partie assuré par des banques américaines. Mais les sanctions interdisent au consortium de financer le projet en dollars. « On avait déjà lancé le projet quand les sanctions sont tombées, et il était trop tard pour arrêter », explique Jacques de Boisséson, directeur de la filiale russe de Total.

Les équipes doivent alors reprendre le travail de zéro et convaincre des partenaires chinois de se joindre à eux : le groupe pétrolier CNPC et le fonds souverain chinois Silk Road Fund. « En pensant punir les Russes avec les sanctions, les Occidentaux les ont poussés dans les bras des Chinois », analyse un bon connaisseur du dossier.

D’autant que Yamal ne devrait pas être le seul projet de cette ampleur dans la région. A quelques kilomètres, les Russes de Novatek pourraient commencer en 2019 un nouveau chantier, baptisé Arctic-LNG. Il sera, là aussi, financé sans dollars américains.