L’un des sites de fracturation hydraulique de la compagnie pétrolière et gazière anglo-néerlandaise, la Royal Dutch Shell, près de Mentone (Texas), le 2 mars. / MATTHEW BUSCH / BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES

Ce mercredi 8 novembre, la mine défaite, le ministre français de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, prend la parole ­devant les sénateurs. Ceux-ci viennent de tailler en pièces, à coups de dérogations, son projet de loi visant à tarir la production de pétrole et de gaz en France en 2040. « Je crains qu’ici et ailleurs, nous nous entêtions à sacrifier l’avenir au présent, lance-t-il aux parlementaires d’une voix blanche. Certains disaient que [cette loi] n’était pas grand-chose. Eh bien, ce pas grand-chose, on n’y ­arrive même pas. »

La scène peut sembler anecdotique, tant l’extraction pétrolière et gazière est marginale en France : à peine 1 % de la consommation nationale, une goutte d’huile dans l’océan d’hydrocarbures noyant la planète. Elle est pourtant symptomatique de la ­façon dont les intérêts économiques et les postures politiques continuent de faire fi des lois de la nature.

La mécanique climatique, elle, est implacable. Dans un rapport publié fin octobre, l’ONU Environnement rappelle que, pour conserver une chance de contenir la hausse de la colonne de mercure sous le seuil de 2 °C par rapport au niveau préindustriel, il est urgent de tourner la page des énergies fossiles, en laissant dans le sous-sol entre 80 % et 90 % des réserves connues de charbon, un tiers de celles de pétrole et la moitié de celles de gaz.

Charbon, pétrole, gaz : les trois carburants du réchauffement climatique, sources des 4/5es de la production mondiale d’énergie primaire et responsables de près des 9/10es des émissions de dioxyde de carbone (CO2). Un cocktail délétère dont le charbon est le composant le plus nocif, puisqu’il pèse pour plus de 40 % dans les émissions du secteur fossile.

L’humanité est loin d’avoir renoncé à cette triple addiction. Les derniers chiffres du ­consortium scientifique du Global Carbon Project, divulgués début novembre, montrent que, après trois années de stabilisation, les rejets mondiaux de CO2 issus de la combustion de ressources fossiles et de l’industrie sont repartis à la hausse en 2017, progressant de 2 %. Cela, en raison principalement du recours accru du géant chinois (+ 3,5 %) à ces énergies carbonées.

L’un des sites de fracturation hydraulique de la compagnie pétrolière et gazière anglo-néerlandaise, la Royal Dutch Shell, près de Mentone (Texas), le 2 mars. / MATTHEW BUSCH / BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES

Et l’horizon ne se dégage pas. Dans la nouvelle livraison de son World Energy Outlook, présentée le 14 novembre, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit une croissance de la consommation énergétique mondiale moins soutenue que par le passé, mais tout de même de 30 % d’ici à 2040. Une demande additionnelle qui équivaut aux besoins actuels de la Chine et de l’Inde réunies.

Même si les renouvelables, solaire et éolien, sont appelés à monter en régime, pour couvrir 40 % de l’accroissement de la demande, les fossiles vont garder une place prépondérante dans les deux prochaines décennies. Le gaz naturel devrait ainsi connaître un essor rapide (un quart de la demande mondiale d’énergie en 2040), tiré par les marchés asiatiques. Un moindre mal pour le climat il est vrai, cet hydrocarbure ayant un facteur d’émission de CO2 plus faible que le pétrole, lui-même moins pénalisant que le charbon.

En dépit d’une croissance ralentie, le ­pétrole demeurera la première source d’énergie selon les projections de l’AIE, dont le directeur exécutif, Fatih Birol, note qu’il est « trop tôt pour écrire son avis de décès ». Quant au charbon, si l’agence annonce qu’il est « hors jeu », c’est pour signifier non pas sa disparition du paysage énergétique, mais « la fin des années fastes » : le parc de centrales électriques alimentées par ce combustible, qui s’est accru de 900 gigawatts (GW) sur la période 2000-2016, ne devrait augmenter que de 400 GW d’ici à 2040.

Scénario alternatif

L’ère charbonnière n’est donc pas encore révolue. L’ONU Environnement a recensé près de 6 700 centrales à charbon en fonctionnement dans le monde. Si elles étaient exploitées sur la totalité de leur durée de vie prévue – environ quarante ans –, leurs émissions de CO2 cumulées atteindraient 190 milliards de tonnes (gigatonnes ou Gt). Presque cinq fois le total annuel de l’ensemble des émissions anthropiques. Avec les centrales en construction ou en projet, le ­volume des rejets grimperait à 330 Gt. De quoi ruiner tout espoir de rester sous la barre de 2 °C de réchauffement.

L’emballement climatique est-il alors inévitable ? L’AIE met en avant un scénario alternatif, baptisé « développement durable », de nature à respecter cette limite. Il suppose un pic d’émissions « avant 2020 », suivi d’une baisse rapide. Il demande aussi une production électrique largement décarbonée, reposant à plus de 60 % sur les renouvelables. Il exige encore une réorientation des subventions allouées aux énergies fossiles : celles-ci se sont élevées à 260 milliards de dollars (220 milliards d’euros) en 2016, deux fois plus que celles fléchées vers les renouvelables. Un montant en recul continu depuis cinq ans – il atteignait 500 milliards de dollars en 2012 –, mais incompatible avec les ­impératifs climatiques.

C’est cette décrue que veulent accélérer les ONG mobilisées sur le front du climat. Avec de premiers succès. Lancée par 350.org, la campagne internationale de désinvestissement des fossiles rallie désormais 777 institutions (gouvernements, fonds de pension, compagnies d’assurances, fondations, organisations non gouvernementales, entreprises privées…) et près de 60 000 particuliers, totalisant 5 600 milliards de dollars (4 700 milliards d’euros) d’actifs. Voilà trois ans, elle ne fédérait que 180 institutions et 650 particuliers, pesant 50 milliards de dollars d’actifs.

A la COP23 (du 6 au 18 novembre à Bonn, en Allemagne), le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a lui-même plaidé pour la fin des investissements dans des énergies qui promettent à la planète « un ­futur insoutenable ». Cette conférence a du reste vu la création, à l’initiative du Royaume-Uni et du Canada, d’une alliance pour la sortie du charbon, forte de vingt-cinq pays et collectivités qui espèrent doubler leur nombre d’ici un an. Une coalition toutefois boudée par les plus gros consommateurs de ce minerai (Chine et Inde) comme par l’Allemagne, qui peine à s’émanciper du lignite et de la houille et dont la chancelière, Angela Merkel, a été accueillie, le 15 novembre, par un « tapis rouge » où était écrit : « Keep it in the ground » (« Laissez-le sous terre »).

Beaucoup reste à faire. Y compris en Europe et en France. Les Amis de la Terre ont ainsi produit une étude pointant les investissements des assurances et des groupes bancaires français dans le secteur du charbon, à hauteur de plus de 2,7 milliards de dollars (2,3 milliards d’euros), ainsi que plusieurs rapports, sur « le lobbying de l’industrie ­gazière » au sein de l’Union européenne, qui continue de soutenir les énergies fossiles, et sur l’implication de la France dans des projets gaziers internationaux.

Paris devra faire toute sa part du chemin, au-delà de l’arrêt annoncé de la production d’hydrocarbures. Dans son programme présidentiel, Emmanuel Macron avait promis la fermeture, d’ici à la fin du quinquennat, des quatre dernières centrales au charbon de l’Hexagone : les unités de Cordemais (Loire-Atlantique) et du Havre (Seine-Maritime), ­exploitées par EDF, et celles de Gardanne (Bouches-du-Rhône) et d’Emile-Huchet (Moselle), propriétés d’Uniper. Mais une communication au conseil des ministres du 7 novembre prévoit que, d’ici à 2022, ces centrales seront « mises à l’arrêt ou reconverties vers des solutions moins carbonées. » Une formulation qui laisse couver le feu des fossiles.

Chiffres

37 Gt

C’est, en milliards de tonnes (Gt), la quantité de CO2 émise en 2017 dans le monde par la combustion de ressources fossiles et l’industrie, selon le Global Carbon Project. Elle est en hausse de 2 % par rapport à 2016, et de près de 70 % par rapport à 1990. Elle représente 90 % du total des émissions de CO2 (41 Gt), le reste étant issu de l’utilisation des terres, notamment de la déforestation.

43 %

C’est la part du charbon dans les émissions mondiales de CO2 du secteur fossile en 2016. Elle est de 37 % pour le pétrole et de 20 % pour le gaz.

28 %

C’est le poids de la Chine dans les émissions de CO2 du secteur fossile et de l’industrie en 2016. Arrivent ensuite les Etats-Unis (15 %), l’Union européenne (10 %) et l’Inde (7 %). Mais, cumulée sur la période 1870-2016, la part des Etats-Unis est de 26 %, devant l’Europe (22 %), la Chine (13 %), la Russie (7 %), le Japon (4 %) et l’Inde (3 %).