Le patron de Schneider Electric, Jean-Pascal Tricoire, le 27 juillet à Paris. / ERIC PIERMONT / AFP

Jean-Pascal Tricoire, PDG de Schneider Electric, est l’un des patrons français les plus engagés dans la lutte contre le réchauffement de la planète et l’un de ceux qui connaissent le mieux la Chine. A la veille du One Planet Summit, organisé à Paris mardi 12 décembre, il annonce dans un entretien au « Monde » que 91 entreprises françaises réunies sous l’impulsion du Global Compact (Pacte mondial) des Nations Unies et du Medef mobiliseront plus de 300 milliards d’euros sur quatre ans pour le climat.

Quel est votre sentiment, deux ans après la COP21 ?

Mon sentiment, c’est que la cause de la lutte contre le changement climatique progresse partout. C’était un sujet politique qui intéressait peu les entreprises quand Schneider Electric s’y est engagé il y a quinze ans. J’étais déjà convaincu que ce qui est bon pour la société est bon pour le business, alors que de nombreuses entreprises étaient dans le déni ou la résistance à toute mesure. Avec la COP21, les entreprises, mais aussi les villes, s’en sont vraiment emparées et l’ont mise au cœur de leurs stratégies. Les premières, parce que plus leur activité sert la société, plus cette activité est durable. Pour les secondes, responsables de 80 % des émissions de CO2, c’est un facteur d’attractivité. En Asie, le principal frein au développement de certaines villes vient du fait qu’elles sont devenues invivables en raison de la pollution. C’est dans les villes que se gagnera ou se perdra le combat contre le réchauffement.

Quel doit être l’axe majeur d’une bonne politique pour sauver la planète ?

C’est l’efficacité énergétique, tous les industriels le disent. Selon l’Agence internationale de l’énergie, 50 % de l’investissement mondial devra y être consacré pour être sur la bonne trajectoire. Cela fait trente ans que je suis dans cette industrie. Les gens qui ont nié la nécessité de cette efficacité et de la baisse des émissions de carbone ont toujours perdu face à ceux qui en faisaient l’axe de leur combat. Il y a toujours un moment où les contraintes de la société et de la planète vous rattrapent. Si votre usine consomme deux fois moins d’énergie que votre concurrent, il est clair que vous gagnez en compétitivité. La première source de coût d’un data center, c’est l’énergie. Si vous investissez dans l’efficacité énergétique pour consommer mieux, vous récupérez votre investissement au bout de trois ans en moyenne, parfois moins, grâce au digital. Bien plus rapidement que si vous cassez des murs et que vous menez de grands chantiers. Nous travaillons pour développer encore plus de technologies digitales qui permettront à la France d’être un pays plus connecté.

Après la COP23 en novembre, un sommet sur le climat à Paris était-il vraiment utile ?

Oui, car la cause de la lutte contre le changement climatique est si importante que les acteurs ont besoin de se voir très régulièrement pour définir ensemble des actions. L’interaction entre société civile, entreprises, villes et Etats permet d’avancer plus vite. Les Etats, qui définissent des politiques, ne connaissent pas les innovations que les entreprises proposent ; les entreprises, elles, ont besoin que les politiques et les villes créent un environnement favorable au déploiement de ces technologies. C’est ce qui s’est passé avec la Silicon Valley, en Californie, où toutes les conditions étaient réunies. Schneider serait encore plus crédible si les villes françaises étaient plus digitalisées.

Les entreprises sont-elles mieux armées que les Etats face au changement climatique ?

Elles ont les ressources technologiques, humaines et financières pour fournir les solutions les plus innovantes. Dans le cadre de l’initiative « Les entreprises françaises s’engagent pour le climat » présentée ce lundi, quatre-vingt-onze d’entre elles (1 500 milliards d’euros de chiffre d’affaires) ont pris des engagements très concrets pour changer de cap et réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de plusieurs milliards de tonnes dans l’énergie, les transports, le bâtiment, l’agriculture… Soixante se sont engagées à rejeter moins de CO2, dont Schneider, qui veut atteindre la neutralité carbone en 2030 ; vingt-sept ont fixé un prix interne du carbone ; quarante-deux s’engagent dans les science-based targets, ce qui signifie que leurs décisions devront être compatibles avec l’objectif de hausse maximale de 2 degrés de la température du globe ; trente-quatre se plient au reporting du risque climat sur leur activité.

Et en matière d’investissements…

Il faut injecter plus de ressources financières. Ces sociétés prévoient, en quatre ans, au moins 60 milliards d’euros d’investissements industriels et de R&D dans l’efficacité énergétique, les renouvelables, les technologies bas carbone, les pratiques agricoles durables. A cela s’ajouteront au moins 220 milliards de financements pour des projets contribuant à la lutte contre le réchauffement climatique, 15 milliards dans le nucléaire et 30 milliards dans le gaz, qui est une énergie de transition.

La Chine ne détient-elle pas une grande partie de la réponse au défi climatique ?

A part l’Inde, aucun pays n’est face à un défi environnemental d’une telle ampleur. C’est devenu le premier sujet de préoccupation des villes et une priorité du dernier plan quinquennal. Pékin a imposé des objectifs environnementaux et de sobriété énergétique très ambitieux en matière de consommation d’eau, d’efficacité énergétique, de réduction des émissions de gaz et de particules fines. Les sanctions sont immédiates et sévères, comme on l’a vu avec la fermeture de centaines d’usines à Pékin au début de l’hiver. Pendant trente ans, la croissance chinoise a été basée sur la production pour sortir la population de la pauvreté ; les autorités misent désormais sur une économie d’innovation et veulent qu’elle soit plus écologique, plus égalitaire, plus inclusive. La Chine est loin devant les Etats-Unis sur le digital avec 700 millions d’internautes, la plupart sur leur mobile. Elle investit massivement dans les renouvelables, le stockage de l’énergie, l’intelligence artificielle. Depuis dix ans, ses dépenses de R&D croissent de 15 % par an et on assiste à l’explosion des fonds de venture capital (capital-risque). Sur ces deux points, elle est déjà numéro 2 derrière les Etats-Unis.

Qu’attendez-vous de la visite en Chine du président Emmanuel Macron, en janvier ?

Je suis coprésident du comité France-Chine du Medef. Avec le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, nous souhaitons mettre en place un « Business council » franco-chinois parrainé par les deux gouvernements. Les entreprises attendent de ce voyage qu’il crée les conditions d’une bonne compréhension et d’une bonne collaboration entre nos deux pays afin de créer les conditions d’un développement de nos échanges. C’est ensuite aux entreprises de proposer les bons produits et les bonnes politiques commerciales. La France a de nombreux atouts dans les secteurs de l’efficacité énergétique, l’eau, la pharmacie, l’agroalimentaire, les services à la personne, la mode…

Vous faites comme s’il n’y avait pas de conflits commerciaux, de protectionnisme…

Mais on a aussi des problèmes avec les Etats-Unis et d’autres pays ! Le dialogue fait partie des relations normales, il doit être mené au niveau de l’Europe compte tenu de la taille de la Chine. Ce pays a fait des efforts phénoménaux, étape par étape (monnaie, fiscalité…), pour s’intégrer au commerce mondial. Il est beaucoup plus ouvert qu’il y a vingt ans. Et n’oublions pas qu’après la crise financière de 2008, c’est la politique de relance de Pékin qui a permis à l’économie mondiale de tenir.

Les nouvelles « routes de la soie » vers l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique sont-elles un risque ou une opportunité ?

Le plan Marshall d’après-guerre, dans une Europe détruite et appauvrie, c’était un risque ou une opportunité ? Durant trente ans, les Chinois ont travaillé au développement intérieur. Ils disposent maintenant de compétences et de ressources qu’ils redéploient dans ces régions des anciennes routes de la soie, terrestre et maritime. Ce projet « Belt and Road Initiative » offre de formidables opportunités pour nos entreprises et les 70 pays, souvent pauvres, présents sur ses tracés. Ils pèsent 30 % du produit intérieur brut mondial et les deux tiers de la population de la planète. Pour eux, c’est l’arrivée de l’électricité, des trains, la construction d’aéroports, d’autoroutes, de centrales et de réseaux électriques. Les sociétés françaises fournissent des équipements pour toutes ces infrastructures. Et puis, soyons humbles ! La diaspora chinoise se chiffre à plus de 40 millions de personnes. Le monde de demain est en train de s’inventer. L’important est d’y participer et de travailler ensemble.