A Mathare, bidonville de Nairobi, la capitale du Kenya, en octobre 2017. / LUIS TATO/AFP

Une manière de prendre au sérieux l’Accord de Paris, en particulier l’engagement de la communauté internationale de tout faire pour que l’augmentation de la température à la surface du globe n’excède pas +2 °C à la fin de ce siècle, consiste à raisonner en « budget carbone ». Les modèles des climatologues indiquent en effet que, si nous voulons avoir une probabilité au moins égale à 75 % de respecter l’objectif, il faut que le total des émissions cumulées de gaz à effet de serre entre 2000 et 2050 ne dépasse pas 1 000 gigatonnes (Gt) d’équivalent CO2 (CO2-e). Mais comment répartir ce budget ?

Le continent africain n’est responsable, aujourd’hui, que de 4 % des émissions. Et s’il fallait tenir compte de la trajectoire passée, sa contribution à la catastrophe climatique engagée serait encore plus faible. Par ailleurs, avec une population en pleine croissance dont plus de 30 % vivent encore avec moins de 1,90 dollar (en parité de pouvoir d’achat) par jour, l’Afrique peut revendiquer la nécessité de continuer à émettre pendant quelques décennies, le temps de sortir de la misère la population qui s’y trouve encore enfermée et d’accumuler le savoir-faire nécessaire à une économie décarbonée. D’autant qu’elle fait partie des régions du monde les plus sévèrement affectées par les conséquences du dérèglement climatique.

Déjà, le sommet de la Terre de Rio, en 1992, reconnaissait le principe d’une « responsabilité commune mais différenciée » entre pays, principe repris à la première page de l’Accord de Paris. Mais ce genre d’argument éthique est aujourd’hui difficilement reçu par la communauté internationale, ce qui n’a pas été étranger à l’échec du sommet de Copenhague en 2009. Par ailleurs, un critère égalitaire – chaque citoyen aurait droit au même budget individuel quel que soit son pays d’appartenance – est à bon droit considéré comme irréaliste. A quoi, dès lors, devrait ressembler une distribution équitable du fardeau ? Et qu’est-ce que l’équité dans ce contexte ? Pour autant, faut-il renoncer à toute argumentation en faveur d’un juste partage de l’impératif de la décarbonation ?

Les Etats-Unis émettent 35 fois plus de CO2 que le Soudan du Sud

Ce serait laisser libre cours aux rapports de force. Une violence dont il y a fort à parier que l’Afrique serait l’une des premières victimes. Il existe néanmoins des arguments rationnels qui permettent d’esquisser des solutions à ce casse-tête diplomatique. Dans un article de recherche, nous proposons en effet d’aborder le partage du budget carbone en termes purement statistiques. Le point de départ de notre proposition consiste à prendre acte de la multiplicité des critères susceptibles d’être pris en compte dans le débat international : le PIB comme mesure de l’aptitude d’un pays à investir dans la transition énergétique ; la trajectoire passée du PIB ; les émissions actuelles comme mesure de la responsabilité d’un pays dans le chaos climatique ; le stock de ses émissions cumulées ; l’intensité énergétique du PIB comme mesure de la dépendance d’un pays à la dissipation d’énergie ; la consommation d’énergie primaire. Toutes variables rapportées au nombre d’habitants qui peuplent un pays, etc.

Considérons tous ces critères sans discrimination a priori. Chacun d’eux induit un certain partage des 1 000 Gt de CO2-e. Quelle répartition a le plus de chance d’être retenue, quels que soient les critères adoptés pour orienter la délibération internationale ? Il convient d’en prendre le plus grand nombre, mais aussi toutes les pondérations possibles entre ces divers indicateurs. Faut-il, par exemple, accorder plus de poids à la richesse d’un pays ? A la taille de sa population ? A sa dépendance à l’énergie ? Une fois prises les pondérations associées aux critères susceptibles d’être adoptés, un unique partage du budget mondial du carbone à horizon 2030 émerge comme la solution la plus fréquemment retenue. La distribution la plus consensuelle existe donc. Que nous révèle-t-elle ?

Tout d’abord que la moyenne des émissions par habitant en 2030 devrait se situer autour de 4,7 tonnes de CO2-e (contre 6,7 tonnes aujourd’hui). Mais cette moyenne dissimule une hétérogénéité de traitement qui contraste fortement avec la solution « égalitariste ». Le Soudan du Sud dispose ainsi de 12 tonnes de CO2-e par habitant, contre un niveau moyen d’émissions inférieur à 0,5 tonne aujourd’hui. Inversement, l’Afrique du Sud doit ramener son niveau d’émission d’environ 9 tonnes aujourd’hui à 4,6 tonnes en 2030, soit quasiment une division par deux. On retrouve là, sans surprise, la nécessité, pour le géant d’Afrique australe, de rompre sa dépendance au charbon. Par comparaison, la France doit réduire le sien d’environ 5,7 tonnes à 4,6 tonnes (réduction de 19 %) ; la Chine, de plus de 6,5 tonnes à 4 tonnes (38 %) ; et les Etats-Unis, de près de 17,5 tonnes à 4,4 tonnes (75 %).

A l’examen, le poids du stock cumulé d’émissions historiques s’avère déterminant dans l’allocation mondiale du droit à polluer : l’Afrique, l’Inde et l’Amérique latine sont dotées d’un budget significativement supérieur à celui des pays anciennement industrialisés. Dit autrement, et indépendamment des arguments moraux, la responsabilité historique des gros émetteurs demeure un critère fondamental au sens où, dès qu’il est pris en compte, il emporte l’essentiel de la discrimination, n’en déplaise à certains diplomates occidentaux.

« Irrationnel et irresponsable »

Mais de tels efforts de réduction des émissions sont-ils réalistes ? Le mégawattheure d’origine solaire coûte aujourd’hui 15 dollars au Mexique, où toutes les solutions de production électrique à base d’énergie fossile sont situées entre 50 dollars et 100 dollars. Les énergies fossiles ont donc déjà perdu la bataille de la compétitivité économique. S’entêter à produire de l’électricité avec du fossile est aussi irresponsable du point de vue écologique qu’irrationnel sur le plan économique.

Quant aux solutions hybrides qui suppléent l’intermittence des énergies renouvelables par du fossile, elles seront bientôt obsolètes grâce à l’effondrement du prix des batteries : celui-ci a été divisé par cinq entre 2010 et 2016 et a perdu encore 25 % en 2017. Le lithium (à la différence du cuivre, par exemple) est, et restera, très abondant jusqu’à la fin du siècle. Les batteries électriques ont donc de beaux jours devant elles. Quant au verdissement des processus industriels et agricoles, il est certes plus délicat à mettre en œuvre que celui de la production électrique. Mais les solutions techniques, via l’hydrogène ou l’ammoniaque notamment, existent déjà. On ne peut donc plus prétendre que le respect du budget carbone mondial compatible avec les 2 °C est techniquement hors d’atteinte. Il l’est autant à notre portée qu’un consensus sur sa répartition.

Gaël Giraud, économiste en chef de l’Agence française de développement (partenaire du Monde Afrique), directeur de recherche CNRS.