Un mouvement brownien secoue les plates-formes musicales mondiales. Apple a annoncé, lundi 11 décembre, l’acquisition de l’application de reconnaissance musicale Shazam. Selon le site TechCrunch, la facture s’élève à 400 millions de dollars (339 millions d’euros). Quatre jours plus tôt, le numéro un mondial du streaming – la musique en flux –, le suédois Spotify, basé à Luxembourg, rendait public un accord de participations croisées avec le chinois Tencent. De son côté, YouTube, qui dispose déjà d’une offre payante, YouTube Red, se prépare à lancer en mars un nouveau service d’abonnement, baptisé Remix, assure Bloomberg.

Comment expliquer cette effervescence dans ce secteur où la concurrence bat son plein et où, malgré un retour à la croissance du marché mondial depuis deux ans, aucune plate-forme ne gagne encore le moindre centime ?

Question de taille critique

« Pendant dix ans, les plates-formes comme Spotify, Deezer, Apple Music ont consommé des capitaux pour se faire connaître, ouvrir un marché. Leur pari de faire basculer les consommateurs dans un modèle payant, de recruter des abonnés, est en passe d’être gagné. La prochaine étape sera de continuer à croître tout en atteignant la rentabilité. Je suis relativement optimiste, jamais le potentiel dans la musique n’a été si important », affirme Guillaume Leblanc, directeur général du Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP). Il n’écarte pas pour autant, à terme, « des regroupements, des alliances, des fusions ou des rachats dans le secteur ».

La question de la taille critique se pose avec acuité dans ce marché auquel bien peu d’observateurs croyaient voici dix ans. Pourquoi payer un abonnement alors que pirater était si simple ? Faisant mentir les plus pessimistes, le streaming a sauvé l’industrie musicale pourtant engluée depuis quinze ans dans le marasme. Selon la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI), les 112 millions d’utilisateurs payants de plates-formes musicales dans le monde ont fait exploser de 60,4 % le chiffre d’affaires du streaming en 2016.

« Les études les plus optimistes prévoient une croissance annuelle de l’industrie musicale de plus de 8 % par an dans les prochaines années », souligne Kyril Courboin, PDG France de JPMorgan.

C’est encore ce mode de consommation qui explique les progressions spectaculaires des marchés musicaux en Chine (+ 20,3 % en 2016) ou en Inde (+ 26,2 %). « Les études les plus optimistes prévoient une croissance annuelle de l’industrie musicale de plus de 8 % par an dans les prochaines années », souligne Kyril Courboin, PDG France de JPMorgan dans Les Echos.

Tout le monde veut une part de ce gâteau prometteur. Les historiques comme ceux qui viennent de prendre le train en marche. Pionnier, Spotify a pris une belle longueur d’avance en franchissant fin juin les 60 millions d’abonnés payants. Loin devant les 27 millions revendiqués par Apple Music – qui s’est lancé dans le streaming en juin 2015 – ou les 16 millions d’abonnés estimés d’Amazon Music. Parti sur les chapeaux de roue en octobre 2016, il a coiffé Tidal, Pandora, Google Music ou encore Deezer, la plate-forme française rachetée par le milliardaire russe Len Blavatnik.

Dans cette course, ceux qui ont les poches profondes sont forcément mieux placés pour proposer, à l’instar d’Apple ou d’Amazon, des offres tarifaires en dessous de la concurrence.

Dans cette compétition, les acteurs multiplient les acquisitions de start-up pour améliorer leurs offres, tout en engloutissant des fortunes pour développer leur réseau international. Le coût d’acquisition des nouveaux abonnés varie aussi selon les plates-formes. Certaines hésitent entre modèles payants et modèles gratuits. Autant de paramètres qui expliquent à la fois les derniers rachats et alliances, mais aussi la difficulté à trouver un modèle économique.

« La messe est dite. Je suis sûr que Spotify fera partie des modèles dominants, aux côtés de Google, Amazon et d’un groupe chinois », affirme Guillaume Bonneton, partenaire de la banque d’affaires GP Bullhound (filiale très minoritaire de Spotify). Même si les pertes de Spotify se sont creusées à 349 millions d’euros en 2016 (+ 47 % par rapport à 2015) pour un chiffre d’affaires de 2,93 milliards d’euros (+ 50 %).

Les européens unis face aux américains

C’est d’ailleurs pour grandir toujours et encore que Spotify a conclu son échange d’actions avec le mastodonte chinois Tencent. Cette « transaction va permettre aux deux sociétés de tirer profit de la croissance mondiale de la musique en flux », a assuré le fondateur du groupe suédois, Daniel Ek. Cette alliance semble d’autant plus cruciale qu’elle a mis fin aux rumeurs insistantes du rachat de Spotify par le conglomérat chinois qui a développé l’application WeChat. L’accord a aussi pour vertu de donner confiance aux investisseurs avant les entrées en Bourse des deux sociétés.

La concurrence entre les géants du secteur se niche parfois dans des détails. Si un consommateur demande à Alexa, l’assistant personnel intelligent d’Amazon, ou à Siri, celui d’Apple, de diffuser leurs chansons préférées, passeront-elles forcément par les plates-formes d’Amazon ou d’Apple ?

C’est précisément pour contrer l’hégémonie d’Apple, d’Amazon et de Google – donc des Américains – que les plates-formes européennes de musique – Spotify, Deezer, l’allemand SoundCloud, le britannique 7Digital, Qobuz… – viennent de créer un lobby à Bruxelles, Digital Music Europe. Une fois n’est pas coutume, elles parlent d’une seule voix et veulent défendre leur point de vue dans la réforme européenne du droit d’auteur.

« Nous souhaitons que les plates-formes restent des accès et ne deviennent pas des portes fermées », explique Denis Thébaud, PDG de Qobuz, la plus petite des plates-formes musicales. Tous plaident pour une concurrence plus équitable. Et veulent éviter d’être lésés.

Sortir du rouge

Les pertes des géants américains dans la musique pèseront moins qu’une plume dans leurs résultats. Ce n’est pas le cas pour les acteurs européens, qui, eux, doivent sortir du rouge plus vite. Pour Bruno Crolot, directeur général de Spotify en France et au Benelux, « Spotify est toujours en phase d’investissement lourd ». Le groupe a renégocié à la baisse ses contrats avec les trois majors de la musique – Universal, Warner, Sony – et avec Merlin, qui regroupe les principaux producteurs indépendants. « Cela a permis de desserrer l’étau », confirme M. Crolot. M. Bonneton reste persuadé que cette plate-forme « sera rentable d’ici deux ans » et valorise Spotify entre 15 et 20 milliards de dollars en 2017 et 55 milliards de dollars d’ici à 2020.

Qobuz sera bénéficiaire en 2020. Hans-Holger Albrecht, directeur général de Deezer, assure de son côté que le groupe sortira du rouge « dans deux ou trois ans ». Sans s’inquiéter pour autant. « Le marché est encore très jeune. Dans la plupart des pays, moins de 10 % du public utilise le streaming. Nous allons continuer à croître », pense-t-il. Résolument optimiste.