Le rapport publié jeudi 14 décembre par la World Wealth and Income Database (WID) montre que les inégalités de revenu et de patrimoine ont augmenté dans presque tous les pays depuis quarante ans. Y compris en France, en dépit de « la légende tenace » qui voudrait qu’elle soit « un pays profondément égalitaire », pour reprendre la formule de l’économiste Thomas Piketty, cocréateur du WID.

Pour justifier leur phénoménal travail de collecte de données relatives aux inégalités dans le monde, les chercheurs de la WID mettent en avant une explication : « Les méthodes classiques de mesure des inégalités s’appuient souvent sur des enquêtes auprès des ménages, qui sous-estiment généralement les revenus et les patrimoines en haut de l’échelle sociale. » En clair, on n’imagine pas les riches aussi riches qu’ils le sont vraiment, et par conséquent notre appréhension des inégalités est faussée.

Pour mieux appréhender ce biais d’appréciation, nous vous proposons de vous prêter au jeu en complétant quatre graphiques sur les inégalités françaises, du début du siècle jusqu’à aujourd’hui.

Quelle est l’évolution des revenus des plus riches ?

Dans un premier temps, découpons la population en tranches égales et regardons la croissance de leurs revenus entre 1983 et 2014. Devinez l’apparence des deux derniers déciles, c’est-à-dire les 20 % les plus riches, le dernier étant lui-même redivisé en centile (les 1 % les plus riches) et en millime (les 0,1 %). La bonne réponse apparaîtra quand vous aurez cliqué sur le bouton « terminé ».

Depuis les années 1980 et les mesures d’austérité imposées pour faire face à une situation économique désastreuse (en particulier la fin de l’indexation des salaires sur les prix), les inégalités se sont renforcées en France. Les classes pauvres et moyennes n’ont pas bénéficié de beaucoup plus de 1 % de croissance de leurs revenus, contrairement aux classes supérieures, qui ont profité d’une hausse de leurs revenus bien plus importante.

Est-ce une situation nouvelle ?

Cette situation n’a pas toujours existé : la période précédente était au contraire marquée par un recul des inégalités. Pour prendre la mesure de ce changement, nous vous proposons un graphique indiquant l’évolution du revenu moyen par adulte depuis le début du siècle pour les 50 % les plus pauvres (environ 15 000 euros de revenu brut en 2014) et les 40 % du milieu qui représenteront ici les classes moyennes (environ 37 500 euros). A vous de dessiner celle des 10 % les plus riches (en moyenne 109 000 euros).

Aussi cruel que soit ce constat, c’est au conflit de 1914 et à l’impôt progressif sur le revenu créé pour le financer que la France doit cette période « égalitaire ». Si l’on prend du recul, sur un siècle, la situation s’est améliorée pour la moitié la plus démunie de la population et pour les classes moyennes.

Dans le même temps, elle se détériorait pour les 10 % les plus riches, qui subissaient de plein fouet la destruction de capitaux liée aux deux guerres mondiales, à l’effet « diminuant » (sur les revenus et le patrimoine) de l’inflation et aux nationalisations de 1945.

La France est-elle un pays modèle ?

Nous avons vu que, depuis 1983, la situation plus égalitaire d’après-guerre s’était détériorée pour la grande majorité du « bas » tandis qu’elle s’améliorait pour la minorité du « haut ». Mais comment se situe la France par rapport à d’autres pays ? Penchons-nous sur le cas des Etats-Unis et de la Suède : l’évolution de la part des 10 % d’adultes concentrant les plus hauts revenus est indiquée pour chacun de ces pays ; à vous de tracer celle de la France.

Les Etats-Unis, pays désireux de rompre avec le système inégalitaire du Vieux Continent, sont paradoxalement devenus l’un des symboles des inégalités contemporaines. A l’inverse, les pays scandinaves, comme la Suède, tentent de maintenir des écarts raisonnables entre les plus riches et les plus démunis. Les 1 % des plus hauts revenus dans ces pays ne concentrent pas plus de 10 % du total des revenus nationaux.

Le poids de la pierre pour les classes moyennes

Pour comparer les richesses des Français, il y a évidemment les revenus, mais il y a aussi le patrimoine : défini comme un stock (par opposition au « flux » des revenus), il comprend l’ensemble des actifs d’un adulte moins ses dettes. De ce côté du porte-monnaie, les inégalités sont moins flagrantes que pour les revenus : en 2014, les 10 % les plus aisés concentraient 55 % des richesses nationales — chacun pesant en moyenne 1,1 million d’euros d’actifs.

C’est bien mieux qu’il y a cent ans, quand le capital des plus riches Français représentait autour de 80 % des richesses. En un sens, note le rapport de la WID, il n’y avait pas de classes moyennes à cette époque. Ces dernières ont capitalisé sur la pierre dès les années d’après-guerre, un mouvement d’accession à la propriété qui a contribué à réduire une partie des inégalités françaises un demi-siècle plus tard.

En effet, la capacité d’une partie des classes moyennes à épargner pendant les années de prospérité, notamment dans un immobilier dont les prix ont augmenté, peut expliquer la résistance de leur patrimoine depuis les années 1980, malgré la stagnation de leurs revenus au cours de la même période.

Tentez de deviner la part de l’investissement immobilier dans le patrimoine de chacune des catégories ci-dessous (nous reprenons la même division de la société que dans le premier graphique) :

Pour les chercheurs, le cas français illustre les « conséquences ambiguës et contradictoires » de l’immobilier sur les inégalités : certes, il permet de niveler les écarts entre les classes moyennes et les classes supérieures, mais il défavorise ceux, parmi les classes moyennes, qui n’ont aucune fortune familiale.

En outre, cette appétence pour la pierre pourrait créer une nouvelle classe de rentiers. Imaginons la conjonction des trois facteurs suivants :

  • les capacités d’épargne observées entre 1984 et 2014 pour les différentes classes sociales restent très inégales (les 10 % les plus riches économisent en moyenne quatre fois plus que le reste de la population) ;
  • les actifs financiers (soit la majeure partie du patrimoine des plus riches, qui est plus diversifié et contient, proportionnellement, moins d’immobilier) continuent de générer plus de revenus que la pierre ;
  • les inégalités de revenus persistent…

Alors, écrivent les auteurs, on peut imaginer que la part du patrimoine des 10 % les plus riches revienne aux niveaux où elle était à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.