Double 6 pour Renault à Abou Dhabi le 26 novembre 2017 : 6e place de Nico Hülkenberg, 6e place du championnat constructeur. / RENAULT F1

Cyril Abiteboul, directeur général de Renault Sport Racing, avait le regard pétillant, lorsqu’il confiait, le 26 septembre à l’Atelier des Champs-Elysées, qu’un prochain recrutement allait « faire du bruit ». Trois jours plus tard, Marcin Budkowski, ingénieur polonais de 40 ans à la carrière fulgurante, annonçait sa démission à effet immédiat du poste de directeur du département technique de la Fédération internationale de l’automobile (FIA), qu’il occupait depuis 2014.

Une position ultrastratégique dans le monde de la formule 1. Depuis trois ans, Marcin Budkowski est en effet le point de contact privilégié et confidentiel des écuries, puisque c’est lui qui valide – ou non – leurs nouveaux concepts technologiques, après les avoir examinés. Il connaît ainsi une bonne partie des secrets de toutes les équipes du plateau. Et s’apprête à mettre tout son savoir au service d’une seule d’entre elles, Renault.

« Les secrets les plus intimes »

Le « bruit » a retenti avant même que Renault officialise, le 6 octobre, son embauche comme directeur exécutif du site de production de châssis d’Enstone, en Angleterre. Les « six stratégiques », comme on les appelle, à savoir Mercedes, Ferrari, Red Bull, Williams, McLaren et Force India, sont montés au créneau dès le 29 septembre, écrivant à la FIA et à Chase Carey, patron de Formula One, le promoteur de la F1. Eric Boullier, directeur de course McLaren F1, demande alors que Marcin Budkowski soit contraint à « un préavis d’au moins un an », au lieu des trois mois prévus par la loi suisse dont il dépend. « Sinon, comment voulez-vous que les équipes puissent encore travailler avec la FIA en toute confiance ? », ajoute-t-il.

« Marcin est au courant des secrets les plus intimes de toutes les équipes, renchérit le 6 octobre Christian Horner, directeur de Red Bull, sur Sky Sports F1. Hier et aujourd’hui, cet homme nous a parlé de nos systèmes de suspension, est venu dans notre soufflerie… S’attendre à ce qu’il n’utilise pas cette connaissance est assez naïf. »

L’ingénieur polonais Marcin Budkowski arrivera sur le site Renault d’Enstone en avril 2018. / TWITTER.COM

Marcin Budkowski, l’homme qui en savait trop ? Sans être naïf, Cyril Abiteboul tempère. « L’arrivée de Marcin est une très, très bonne nouvelle, déclare-t-il au Monde le 11 décembre. Mais je tiens à préciser que [Renault] ne le recrute pas pour ses connaissances potentielles des autres monoplaces, puisqu’il rejoint un projet à long terme. Il y a une telle obsolescence en formule 1 que ce qui se fait pour les voitures de cette année aura peu de sens pour les voitures de 2020. » D’autant qu’une nouvelle réglementation sur la motorisation est annoncée pour 2021.

L’embauche de Marcin Budkowski s’intègre effectivement dans une stratégie de retour au premier plan en formule 1. Un plan sur six ans, validé en 2015 par Carlos Ghosn, président de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi, prévoit trois années de construction (2016 à 2018) suivies de trois années d’« attaque ». Pour revenir au sommet, Renault doit « bâtir l’équipe de formule 1 du futur » ; ce qui signifie embaucher massivement.

A l’origine, Renault Sport Racing compte 420 salariés. « On sera 630 à la fin du mois [de décembre] », annonce Cyril Abiteboul. A titre de comparaison, chez Ferrari ou Mercedes, 800 et 900 personnes travaillent à la partie châssis, et 400 à 500 au moteur. « On peut imaginer qu’on peut être plus innovant, plus malin, même plus intelligent que les autres, mais à un moment, on a une problématique de ressource pour lutter à armes égales avec les plus grandes équipes, explique le directeur général, qui rappelle l’objectif : « Etre capable de se battre avec les autres, avec 15 % de ressources en moins, soit 720 personnes fin 2019. »

En avril à Enstone, en janvier à Viry

Il s’agit donc bien d’un projet à long terme, porté par une campagne agressive de recrutement, dont Marcin Budkowski est le fer de lance… L’effet de surprise passé, « il n’y avait pas panique à bord », assure Cyril Abiteboul.

Renault, motoriste de Red Bull et, à partir de 2018, de McLaren, n’a aucun intérêt à se mettre les patrons d’écurie à dos. Cyril Abiteboul s’est donc entretenu avec eux, en bilatéral dans un premier temps, avant de conclure l’embauche du responsable technique de la FIA. Puisque le point d’achoppement portait sur le délai de « jardinage » de trois mois, jugé trop court, Renault a accepté d’étendre à six mois le délai entre le départ de Marcin Budkowski de la FIA et son arrivée opérationnelle chez Renault.

Le Polonais prendra donc ses fonctions en avril 2018 à Enstone. La saison sera alors bien avancée, ce qui écarte toute possibilité d’espionnage industriel ou de conflit d’intérêt. En revanche, pour qu’il ne reste pas « dans la nature » pendant trois mois et qu’il puisse se familiariser avec l’esprit maison et les équipes, Marcin Budkowski arrivera dès janvier sur le site de Viry-Châtillon (Essonne), « où il n’y a aucune implication sur le développement du châssis », insiste Cyril Abiteboul.

« On court contre le temps, reprend le dirigeant. Notre ennemi n’est pas McLaren ou Red Bull, mais le temps, le temps qu’on a pour bâtir cette équipe et pour qu’elle soit capable de battre les plus grosses. » Le recrutement de Marcin Budkowski est une étape importante dans la construction de cette « win team ». Il retrouvera d’autres personnalités aux « compétences indiscutables », comme Bob Bell, ex-directeur technique de Mercedes et directeur de la technologie de Renault F1 depuis 2015, Nick Chester, directeur technique châssis, et Rob White, directeur technique moteur.

Cyril Abiteboul au « Monde » : Renault Racing doit « bâtir l’équipe de formule 1 du futur ». / RENAULT F1

Cyril Abiteboul veut croire que les autres écuries « comprennent tout à fait que Renault est une écurie en construction ». Et « quand on dit que Renault va recruter 150 à 200 personnes, il faut bien aller les chercher chez nos concurrents, mais aussi à la FIA ». De leur côté, les patrons des « six » – les grandes écuries – restent pragmatiques. « Renault a été malin, très malin, commente l’un d’eux. Maintenant, ce qu’il faut, c’est que cela ne se reproduise pas. » Un groupe stratégique a donc engagé les débats, « pour voir comment on pouvait encadrer de tels mouvements de personnels » à l’avenir. Une sorte de jurisprudence Budkowski.

Au cœur des discussions : l’attractivité de la formule 1, première compétition sportive annuelle vue au monde, avec un demi-milliard de téléspectateurs. Pour le spectacle, pour les fans, pour les pilotes, « il est bon qu’il y ait rivalité entre les écuries et non une seule qui se protège et écrase tout », estime Cyril Abiteboul. Tous en conviennent, c’est pourquoi « l’accord conclu [sur le délai entre le départ de Marcin Budkowski de la FIA et ses débuts dans un rôle opérationnel] convient à tout le monde, à ma connaissance ».

Après ce coup de maître, Renault aspire à un peu de calme. « On va stabiliser, laisser Marcin arriver, à Viry puis à Enstone, assure Cyril Abiteboul. Même si d’autres recrutements feront parler dans les paddocks. Mais ce ne sera pas du niveau de Marcin. » Les « six » sont prévenus.