Les intégristes hindous ont organisé de violentes manifestations contre le film de Sanjay Leela Bhansali et son actrice Deepika Padukone (ici, à Lucknow, dans l’Uttar Pradesh, le 30 novembre). / Subhankar Chakraborty/Hindustan Times/Getty Images

Si elle ne s’était immolée par le feu au tout début du XIVe siècle, la princesse hindoue Padmavati se retournerait aujourd’hui dans sa tombe. Le 1er décembre devait sortir un film à sa gloire, signé Sanjay Leela Bhansali. Mais à peine la bande-annonce était-elle diffusée que les fondamentalistes hindous s’insurgeaient contre cette création, jugeant que son auteur avait pris d’inadmissibles libertés avec la réalité historique, en racontant une romance abîmant « l’image des femmes au cinéma ». Et surtout d’avoir narré une idylle entre Padmavati et un prince ayant le tort d’être musulman.

La bande-annonce du film

Padmavati | Official Trailer | Ranveer Singh | Shahid Kapoor | Deepika Padukone
Durée : 03:10

La sortie du film a été décalée sine die par la production, dans la foulée d’un tollé qui agite non seulement Bollywood, mais tout le pays. Une affaire qui confine « au théâtre de l’absurde », selon l’expression du théologien laïque Purushottam Agrawal. Les fanatiques hindous ont organisé de violentes manifestations contre le film, que personne n’a vu, faute de sortie. Et un responsable du parti au pouvoir, le BJP, a promis 100 millions de roupies (1,3 million d’euros) à qui couperait la tête de Deepika Padukone, l’actrice superstar qui tient le rôle-titre.

Une princesse dont on ne sait pas grand-chose

Tout cela pour une princesse dont les historiens eux-mêmes ne savent pas grand-chose. C’est à un poème écrit vers 1540 par Malik Muhammad Jayasi, dans la plus pure tradition littéraire musulmane de l’époque, que l’on doit sa légende. Elle aurait vécu à Chittor, royaume du Rajasthan dominé par la caste des guerriers hindous rajputs. Sa beauté aurait été telle qu’elle serait venue aux oreilles du sultan de Delhi, Alâ ud-Dîn Khaljî, lequel n’aurait alors eu de cesse de tenter de conquérir la belle en attaquant le fort de Chittor, en 1303.

Padmavati, se sachant perdue, se serait suicidée, ainsi que le faisaient au Moyen Age les femmes rajputs pour éviter l’esclavage. Selon l’historien Kishori Saran Lal (1920-2002), le sultan a bel et bien assiégé Chittor et vaincu les Rajputs, conduisant leurs femmes à se jeter dans les flammes. Toutefois, « même si parmi celles qui périrent, il y avait peut-être une reine portant le nom de Padmavati, le reste n’est que construction littéraire sans fondement historique ». Il n’empêche.

« Cette histoire épique a été maintes fois instrumentalisée. Elle a joué un rôle dans l’éveil des sentiments nationalistes. » Akhila Mathew, professeure d’histoire

« Cette histoire épique a été maintes fois instrumentalisée. Elle a servi à glorifier la bravoure rajput, avant de jouer un rôle dans l’éveil des sentiments nationalistes », observe Akhila Mathew, professeure d’histoire à l’université Jawarharlal Nehru de Delhi. Aujourd’hui, la bataille de la mémoire est menée par Lokendra Singh Kalvi, un militant radical de la cause rajput. Originaire du Rajasthan, cet homme politique est connu en Inde pour avoir plusieurs fois retourné sa veste. Mais dans sa croisade contre le film, il est soutenu par les dirigeants de l’ouest de l’Inde, de droite comme de gauche : côté BJP, les ministres en chef du Rajasthan, du Madhya Pradesh, du Gujarat et de l’Uttar Pradesh ; côté Parti du Congrès, celui du Pendjab.

En dépit d’un énorme paradoxe – le film pourrait être interprété comme une allégorie de la sagesse de Padmavati, l’hindoue, contre la luxure d’Alâ ud-Dîn Khaljî, le musulman –, tous s’insurgent contre « la créativité » des cinéastes et autres « intellectuels dépourvus de droiture ». Tous évoquent le blasphème commis par Sanjay Leela Bhansali. Mais, dans les divers débats enflammés des dernières semaines, aucun d’entre eux ne rappelle que des élections se sont tenues au Gujarat les 9 et 14 décembre, où les Rajputs pèsent 6 % de l’électorat. Ni que des élections se tiendront en 2018 au Rajasthan ou au Madhya Pradesh, deux Etats qui comptent chacun plus de six millions de Rajputs. Et que ce n’est pas le moment de se les mettre à dos. A leurs yeux, la politique prime sur le cinéma.

Par Stéphane Picard