Les joueurs de la Roma et de la SPAL attendent une décision de l’arbitre italien Rosario Abisso, fixé sur son écran de contrôle, le 1er décembre. / Gregorio Borgia / AP

Chronique. Le 15 juin 2014, lors d’un match du premier tour de la Coupe du monde entre la France et le Honduras, Karim Benzema devenait le premier joueur de l’histoire à marquer un but validé par la goal line technology (GLT). Une révolution, nous disait-on, et la fin des polémiques à n’en plus finir, puisque la vibration d’une montre sur le poignet d’un arbitre permettait désormais de régler la question ontologique de la balle au pied : y a but ou y a pas but ?

Au même moment, dans un bistrot du 14e arrondissement de Paris, un petit groupe résistait à l’envahisseur et inventait la comptoir technology, même si elle existait déjà depuis la nuit des temps, c’est-à-dire depuis que le football, les bistrots et les retransmissions télévisées des matchs existent. Par la vibration des verres posés sur le zinc, provoqués par l’intensité des débats (but ou pas but, penalty ou pas, rouge ou blanc), on pouvait ne rien décider et en parler le plus longuement possible, mauvaise foi comprise, tout en regardant le match qui continuait de toute manière.

Samedi 16 décembre, contrairement à la comptoir technology que rien ni personne ne peut stopper, la GLT, installée sur les pelouses de Ligue 1 en 2015, a été débranchée à la mi-temps du match Troyes-Amiens. « Ce soir, le dispositif a été défaillant, c’est pour ça qu’en seconde période, la Ligue de football et nous, corps arbitral, avons décidé de neutraliser la goal line pour la deuxième mi-temps » car elle n’était « pas assez fiable », a expliqué l’officiel François Letexier – lui corps arbitral.

Stimulus

Revoyons la scène au ralenti, comme dans X-Or : sur une tête du Troyen Suk, le ballon heurte la barre amiénoise et, au vu des images, s’écrase en partie sur la ligne, puis ressort. M. Letexier est parcouru d’un léger frisson, sa montre vibre, il répond au stimulus en validant le but. Sauf que la modélisation sur écran indique que le ballon n’a pas franchi la ligne.

ESTAC Troyes - Amiens SC (1-0) - Résumé - (ESTAC - ASC) / 2017-18
Durée : 03:36

S’ensuivent moult palabres au bord du terrain, sorte de comptoir technology sans comptoir, puis l’arbitre accorde le but. Puis il le refuse au terme d’une dizaine de minutes de grande confusion, qui vaudront une convocation devant le directeur à la société allemande qui gère les machines en question. « Ça fait trois incidents depuis le début de la saison, sur 170 matchs, ce qui fait moins de 1 % [1,8 % en fait]. Mais c’est trop. Même si ce ne sont que trois incidents, c’est trop. La technologie doit être absolument infaillible », a assené dimanche sur RMC Didier Quillot, directeur général exécutif de la Ligue (LFP).

Le Troyen Hyunjun Suk fête un but qui sera invalidé par l’arbitre, le 16 décembre. / FRANCOIS NASCIMBENI / AFP

Quelques jours plus tôt, c’est-à-dire jeudi 14 décembre, le directeur avait annoncé une autre révolution technologique avec l’arrivée de l’assistance vidéo à l’arbitrage (VAR) en L1 la saison prochaine, après les championnats d’Allemagne et d’Italie, et en même temps que celui d’Espagne. « C’est un progrès incontestable, on arrivera certainement à être sans faute dans peu de temps », se félicitait même le président de la Fédération (FFF), Noël Le Graët. Oubliant que ceux qui sont déjà sous vidéosurveillance commencent déjà à grimacer.

Stade plongé dans un état bizarre

Exemple 1 : « Le problème, c’est qu’il faut trois, quatre minutes pour prendre une décision, et ce n’est pas agréable. Il faut prendre le positif et essayer d’améliorer ce qui est un peu négatif », se lamentait Zinédine Zidane, mercredi 13 décembre, à l’issue de la demi-finale du Mondial des clubs entre son Real Madrid et les Emiratis d’Al-Jazira (2-1), où la VAR était utilisée, et deux buts refusés après de longues interruptions pour cause de visionnage et revisionnages des actions en question.

Exemple 2 : encore plus longue fut l’attente du côté de Rome, quelques jours plus tard, c’est-à-dire dimanche 17 décembre, c’est-à-dire hier, à la fin du match entre l’AS Roma et Cagliari, en Serie A. But ou pas but pour les Romains, l’arbitre est resté le nez collé devant son écran de télé perso pendant un long, très long moment, plongeant le stade dans un état bizarre, au-delà du réel.

Exemple 3 : « Si vous êtes venu au match ce soir et que vous êtes parti en ayant perdu votre amour du football, qui pourrait vous le reprocher ? C’est probablement ce dont tout le monde est en train de parler alors que ce n’est pas pour cela que les gens se pointent pour regarder un match, ce n’est pas pour cela qu’on vient y jouer ou qu’on entraîne. » C’est signé Paul Okon, entraîneur des Central Coast Mariners, qui venait de voir deux cartons jaunes virer au rouge contre ses joueurs lors d’un match de A-League, le championnat d’Australie et de Nouvelle-Zélande, où la VAR est testée avec de moins en moins de bonheur tant le ralentissement du jeu lié à des décisions arbitrales modifiées dégoûtent joueurs et spectateurs.

Orgasme footballistique retenu

En football comme ailleurs, Hannah Arendt n’avait pas tort lorsqu’elle expliquait que « le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille ». L’introduction de la technologie dans l’arbitrage contient en elle-même ses propres dérèglements et accidents. « Le problème principal de l’arbitrage ­vidéo, surtout pour le football, c’est l’interruption du jeu, qui est touché dans son ­intégrité », nous expliquait aussi il y a quelques temps Jacques Blociszewski, chercheur et auteur du livre Le Match de football télévisé (Apogée, 2007). Avec la GLT ou la VAR, sigles nouvelles stars du ballon rond, le temps d’un match risque donc de muter, mais fait rarissime, le recours à la technologie viendrait ici ralentir ce temps.

L’arbitrage vidéo a le pouvoir de créer un temps suspendu comme le pas de la cigogne, un instant où passé, présent et futur coexistent en attendant que l’histoire du match soit jugée. On peut s’en inquiéter si l’on s’en tient à la question du jeu. On peut aussi s’en réjouir si l’on y voit une brèche qui s’ouvre.

A revoir la tête des spectateurs à la fin du match Roma-Cagliari, on peut même s’émerveiller d’y découvrir une nouvelle émotion, une émotion qui est là et qui n’est pas là en même temps. Ce barbu sous sa capuche verte qui attend la décision arbitrale pour savoir s’il peut ou non être heureux navigue soudainement dans les limbes, perdu dans un purgatoire sentimental inédit, orgasme footballistique retenu. Il est en pause. Il peut divaguer. C’est bien aussi.

Barbara "Parce que je t'aime"
Durée : 03:55