L’organisation de défense des droits de l’homme Amnesty International vient de publier un rapport, intitulé « Libye : un obscur réseau de complicités », qui décrit « les violences contre les réfugiés et migrants qui cherchent à se rendre en Europe ». Celui-ci paraît un mois après la diffusion par CNN d’une vidéo montrant un marché d’esclaves en Libye. A notre époque, un mois est une éternité. La vague d’émotion qui s’était emparée des opinions africaines s’est estompée, emportant avec elle l’indignation de ceux qui voulaient restaurer leur humanité à « nos frères » déshumanisés.

L’intérêt de ce rapport est que, tout en restituant la complexité de la réalité libyenne, il révèle en creux les responsables du commerce de la honte qui se déroule dans ce pays. La réalité décrite est implacable : l’Etat libyen est en grande partie une fiction. Depuis 2011 et l’assassinat de Mouammar Kadhafi, le pays est aux mains de milices armées (dont certaines ont été officiellement intégrées à l’appareil de sécurité du pays), de bandes mafieuses, de puissantes tribus. Le chaos est la norme et la seule loi qui règne est celle du plus fort.

Les gouvernements européens savaient

C’est dans cet environnement, et avec la fermeture des autres routes migratoires vers l’Europe (Tunisie, Egypte, etc.), que la Libye s’est progressivement imposée comme le passage obligé des migrants subsahariens vers l’Europe, en même temps que se développaient sur son sol les trafics les plus sordides, dont celui des êtres humains. Confrontée au risque d’une immigration subsaharienne massive et inquiète de ses conséquences politiques, l’Union européenne (UE) est passée à l’action, comme le résume Amnesty International :

« Bien qu’étant parfaitement au courant des graves atteintes auxquelles les réfugiés et les migrants sont soumis en Libye […] depuis la fin 2016, l’Italie et les autres États membres de l’UE ont mis en œuvre une série de mesures destinées à fermer la route migratoire passant par la Libye et la Méditerranée centrale. Leur coopération avec la Libye se décline en trois volets.
Premièrement, ils ont permis aux gardes-côtes libyens d’intercepter un plus grand nombre de personnes en mer en leur fournissant des formations, des équipements, dont des navires, et une assistance, notamment technique.
Deuxièmement, ils se sont engagés à fournir une aide technique et un soutien à la DCIM, le service libyen chargé de gérer les centres de détention où les réfugiés et les migrants sont détenus et exposés quotidiennement à de graves violations des droits humains.
Troisièmement, ils ont conclu des accords avec les autorités libyennes locales et les chefs de tribus et de groupes armés afin de les encourager à mettre un terme aux activités des passeurs et à renforcer les contrôles frontaliers dans le sud du pays. »

Pour avoir, en toute connaissance de cause, contribué à son avènement, les gouvernements européens étaient informés de l’industrie de la déshumanisation en Libye, mais ils ont feint de la découvrir et de la dénoncer lorsque le monde en a pris conscience. Rien ne sert de s’en offusquer : un regard, même furtif, dans le rétroviseur de l’histoire permet de relativiser l’attachement de l’Europe aux valeurs qu’elle prétend défendre et incarner.

Abandonner le confort de l’émotion

Il est permis, en revanche, de s’offusquer de la réaction des classes africaines dites « conscientes ». Dès le lendemain de la diffusion de la vidéo de CNN, plusieurs d’entre nous ont pointé un doigt accusateur sur la Libye et sur le « racisme arabo-musulman ». Les représentations libyennes à travers le monde ont été prises d’assaut. Bien sûr, le racisme est un fléau dont souffrent les migrants subsahariens en Libye ; mais le racisme est une réalité dans de nombreux pays à travers le monde, qui n’hébergent pas pour autant une industrie de la déshumanisation.

Les principaux responsables du commerce de la honte en Libye sont les dictatures africaines qui réduisent leurs peuples à l’indignité et les contraignent à l’exil, la coalition occidentale (France, Royaume-Uni, Etats-Unis) qui a déstabilisé la Libye et les gouvernements de l’UE. Ce sont ces acteurs, et en premier lieu les dirigeants africains, qu’il aurait fallu mettre à l’index.

Cela n’a pas été fait pour au moins deux raisons : la première est que dans cette affaire comme dans d’autres, trop souvent l’émotion guide notre action et nous égare. La deuxième est plus fondamentale : les classes africaines éduquées n’ont jamais été aussi intégrées au monde occidental. Souvent elles y vivent, et quand ce n’est pas le cas elles y ont des intérêts professionnels.

Par conséquent, la question du racisme est devenue centrale pour cette population, au détriment des enjeux purement politiques (gouvernance) ou économiques (pauvreté). C’est pour cette raison que lorsqu’ils ont vu les images de leurs « frères » en Libye, ces Africains globalisés ont spontanément vu des « Noirs » victimes de racisme plutôt que des victimes de dictateurs africains ou d’impérialistes occidentaux, illustrant le fossé grandissant qui les sépare des masses africaines « déglobalisées ».

Alors que nous approchons de la période des vœux, peut-être gagnerions-nous à considérer ceux-ci : abandonner le confort de l’émotion au profit des rigueurs de la réflexion (et de l’action soutenue dans le temps qui en découle) et renouer idéologiquement avec les Africains les plus pauvres. C’est ainsi que nous leur serons utiles. Si tel est le but…

Yann Gwet est un essayiste camerounais.