Assis à son bureau de l’Hôtel de Ville de Kananga, la capitale de la province du Kasaï-Central, Mwamba Kantu Ka Njila se dit « maire de la guerre, même s’il y a la paix ». Ce quinquagénaire au costume impeccable veut surtout montrer qu’il sert avec efficacité Joseph Kabila, le président de la République démocratique du Congo (RDC). Il se lève d’un coup, sort d’un casier une petite bouteille en plastique vide ainsi qu’une cuillère en bois et un couteau entourés d’un ruban rouge. « Voici leurs armes, dotées de pouvoirs magiques », dit le maire au sujet des « miliciens », « terroristes » ou « forces négatives ». Les autorités congolaises appellent ainsi la vaste insurrection populaire qui a traversé, à partir de l’été 2016, les cinq provinces du Kasaï.

Présentation de notre série : Kasaï, après la crise

De nombreuses images ont pourtant montré des bandes circulant plutôt avec des machettes, des bâtons et de vieilles pétoires, écrasées à l’arme automatique par l’armée congolaise. Les pouvoirs magiques dont se prévalent ces combattants ruraux ont été un argument imparable dans leur répression. Aujourd’hui, ces « balume ba mvita » (hommes de guerre, en tshiluba) sont emprisonnés dans des cellules surpeuplées ou disséminés parmi la population. D’autres, nombreux, ont été éliminés. Les derniers, entre soixante et une centaine d’après plusieurs témoignages concordants, se cacheraient dans les forêts au sud-est de Tshikapa, la capitale de la province voisine du Kasaï.

La population, quant à elle, les appelle généralement « les Kamwina Nsapu », du nom du chef coutumier des Bajila Kasanga, population originaire du territoire de Dibaya, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Kananga. Non reconnu par le régime de Joseph Kabila, Jean-Pierre Mpandi, sixième Kamwina Nsapu, réunissait les foules au moment où le président congolais, au pouvoir depuis 2001, s’approchait de la fin de son dernier mandat. Accusé d’insurrection, il fut abattu par les forces de l’ordre le 12 août 2016.

« Zone opérationnelle spéciale »

A la périphérie de Kananga, la commune semi-rurale de Nganza a gagné le nom de « zone rouge » pour une double raison. Dès les premières attaques, en septembre 2016, les combattants furent nombreux sur cette colline reliée à Dibaya par la route. Comme de nombreux villages alentours, Nganza a vécu sous le contrôle d’enfants désœuvrés de la région, fédérés autour de la vengeance du Kamwina Nsapu assassiné. Après avoir incendié les bâtiments de l’Etat et tué ou mis en fuite des fonctionnaires et partisans de Kabila, elles ont recruté facilement grâce à l’impopularité du régime dans cette région, acquise à l’opposition, qui s’estime marginalisée depuis l’indépendance.

Assimilée à un bastion insurgé, Nganza est ensuite devenue l’épicentre de la répression avec la création, le 9 mars 2017, d’une « zone opérationnelle spéciale » pour l’armée. Chez les habitants qui acceptent de parler anonymement et à l’abri des regards, deux dates reviennent en boucle : les 28 et 29 mars. Celles d’un massacre à huis clos. Les humanitaires internationaux n’étaient pas encore déployés à Kananga, les journalistes pas autorisés à s’y rendre. La Monusco, la mission des Nations unies en RDC, avait bien des hommes sur place. Mais la veille, le 27 mars, l’ONU avait le regard tourné vers un autre drame : la découverte des corps de l’Américain Michael Sharp et de la Suédo-Chilienne Zaida Catalan, les deux enquêteurs du Groupe d’experts sur la RDC, assassinés dans des conditions troubles treize jours plus tôt près de Kananga.

« La milice tenait Nganza, mais le 28 mars, les choses se sont retournées, témoigne un enseignant d’une école primaire. A l’aube, on a vu des militaires envahir la commune. On croyait qu’ils allaient attaquer les miliciens. Mais ce n’était pas le cas. Ils s’en sont pris à la population. » D’après l’enquête d’une association locale qui préfère ne pas être citée, au moins 3 505 civils, 339 miliciens et 158 militaires ont été tués entre le 28 et le 31 mars dans trois communes de Kananga, dont celle de Nganza. Un bilan proche de celui donné par l’Eglise catholique congolaise de l’ensemble des violences commises depuis plus d’un an dans les cinq provinces qui constituent le Grand Kasaï.

Les cas de maisons pillées et d’exécutions sommaires sont nombreux. Il y a cet étudiant de 24 ans et ses quatre sœurs priant chez leurs parents, dont on emporta les cadavres. Il y a aussi cette femme handicapée nommée Rusamba, qui reçut une balle dans le bras, le seul membre qui lui permettait de se déplacer. Un cultivateur de 40 ans, éreinté par deux mois de fuite, témoigne : « Les militaires étaient accompagnés de policiers qui les guidaient. Chez moi, il y a eu quatre coups de feu, mais nous n’avons pas été touchés. Ma voisine avait un garçon et un bébé. Les trois ont été tués. Le cadavre du bébé est resté dans la maison. Il a été mangé par les chiens. »

Ces scènes de massacre, on les retrouve dans le récit d’une habitante de 70 ans environ, le corps décharné, enveloppé dans un pagne. Le soir du 28 mars, son fils de 20 ans et ses petits-enfants de 2 et 8 ans ont été tués sous ses yeux. « Nous habitions une hutte où il n’y avait rien à voler, dit-elle. Tout le monde était enfermé chez soi. Ça dépendait de la chance de chacun. » « Le 29, ils sont allés de porte en porte, alors que les miliciens s’étaient déjà enfuis, raconte un enseignant. Quatre militaires parlant le swahili [la langue parlée dans les régions de l’Est] sont entrés dans ma maison. Ils ont pris ma lampe et mon panneau solaire, puis nous ont dit de préparer à manger et d’effacer les traces de bottes. Alors nous avons fui et passé deux jours dans la forêt. »

« Des enterrements de fortune »

Un événement avait eu lieu à Kananga avant le 28. Le 23 mars, le convoi du vice-gouverneur du Kasaï-Central, Justin Milonga, membre de la majorité présidentielle, avait subi les tirs nourris des Kamwina Nsapu. Un militaire avait été tué.

« L’opération a eu lieu cinq jours après, se souvient une personnalité de la commune, qui témoigne elle aussi sous couvert d’anonymat. Les miliciens nous ont dit que l’armée ratissait les maisons. La rumeur s’était répandue à Kananga : toute la population de Nganza était assimilée aux miliciens. Et si tu étais innocent, on te liait un bandeau rouge et tu devenais milicien. » L’homme dit avoir enterré 42 personnes. « Il y avait des femmes, des enfants, des handicapés, raconte-t-il sans laisser paraître d’émotion. C’étaient des enterrements de fortune. Il ne pouvait pas y avoir de deuil en cette période. »

Si le Kasaï n’est plus en paix, les autorités se refusent toujours à parler de guerre dans cette partie du pays. Pourtant, huit bases de la Monusco y ont été ouvertes depuis juillet. Une enquête diligentée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, où la RDC a été élue en septembre, est en cours sur les violences. A Kananga, le porte-parole de l’armée congolaise tient à rappeller en premier lieu les quatorze soldats tués depuis mars, puis énumère les 8 502 fusils de calibre 12, les 1 250 kalachnikov et le mortier récupérés à l’ennemi.

« Ceux qui avaient fui commencent à revenir, constate l’enseignant. Mais certaines portes de maisons restent fermées. » La vieille femme endeuillée n’a que ces mots : « Je n’ai enterré aucun de mes trois enfants, je ne sais pas où est leur corps. Je ne peux rien dire, je ne peux rien faire. On ne peut rien espérer, puisque l’Etat dit que ça n’a pas existé. » A Nganza, un semblant de vie a repris, à la condition qu’on ne parle pas des 28 et 29 mars. Comme si ces jours et ces nuits ne devaient pas figurer dans l’histoire de la violence en RDC.

Sommaire de la série « Kasaï, après la crise »

Le 12 août 2016, l’élimination d’un chef traditionnel opposé au président Joseph Kabila, dans le centre de la République démocratique du Congo (RDC), dégénérait en une vague de violences. Alors qu’un semblant de calme est revenu dans la région, Le Monde rend compte de ce désastre humanitaire.

Pour plus d’informations sur la situation, lire le rapport de la FIDH : « Massacres au Kasaï : des crimes contre l’humanité au service d’un chaos organisé ».