La sélection de Thomas Sotinel

« Moonlight», de Barry Jenkins. / David Bornfriend

1. Ex aequo : Moonlight, de Barry Jenkins ; Get Out, de Jordan Peele ; I Am Not Your Negro, de Raoul Peck

4 : 120 battements par minute, de Robin Campillo

5 : Une vie violente, de Thierry de Peretti

Il ne faut surtout pas prendre le trio de tête pour un ghetto. La sortie quasi simultanée de ces trois films, reflets de l’expérience afro-américaine, relève autant de la coïncidence de cycles de production que de l’émergence d’une vague. Reste qu’on les a vus en même temps – le récit d’apprentissage de Barry Jenkins, l’essai littéraire et cinématographique autour de James Baldwin de Raoul Peck (qui est américain puisque haïtien), le film d’horreur (qui est aussi un film sur l’horreur, celle de la servitude) de Jordan Peele – et qu’on y a trouvé une richesse de sensations, d’informations, de réflexions qui n’appartient qu’au cinéma. Quels que soient les périls qui guettent le cinéma américain, cette trilogie née du hasard témoigne de sa puissance d’analyse, de l’infinie diversité de ses approches et de ses effets.

La proximité entre 120 battements par minute et Une vie violente est du même ordre. Deux longs récits qui fouillent au cœur de l’engagement, dans un pays – la France – où la politique tend à échapper au commun des mortels. Les militants d’Act Up que filme Robin Campillo donnent chair et désir à l’action collective, quand bien même elle se déploie à l’ombre de la mort. Presque symétriquement, les nationalistes corses de Thierry de Peretti échouent à échapper à la logique létale de leur action. Là encore, tout près de chez vous, c’est le cinéma qui dit le mieux le monde et son histoire.

La sélection de Jacques Mandelbaum

« Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc », de Bruno Dumont. / R.ARPAJOU©TAOS FILMS

1. Twin Peaks, the Return, de David Lynch

2. Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, de Bruno Dumont

3. Bangkok Nites, de Katsuya Tomita

4. Certaines femmes, de Kelly Reichardt

5. Jackie, de Pablo Larrain

En plaçant en première et deuxième position des films à strictement parler de télévision, on prend le risque de scandaliser la filière cinéma. En réalité, on le jure, point de dandysme ici. Il s’agit, et il faudrait être aveugle pour ne pas le voir, de deux œuvres de cinéastes qui poursuivent leur quête créatrice à la télévision, signant à cette occasion deux purs chefs-d’œuvre. David Lynch remet en désordre de marche après vingt-cinq ans d’absence son grand mystère sériel. Bruno Dumont imagine, au pied de chez lui, l’enfance de la pucelle entre Bresson, Péguy et pop baroque. A quoi tient leur réussite ? Au fait qu’ils nous réveillent, nous touchent au plus profond, nous engagent. Au sentiment devant eux de retrouver une voie poétique, pour ne pas dire mystique, du cinéma, perdue depuis si longtemps. Ce qu’on dit là se ressent, dans une mesure sinon égale du moins semblable, aux rangs 1, 2, 3, 4 et 5. Pour autant, aucun de ces films ne flotte dans l’éther à quoi, trop souvent, on voudrait réduire une certaine radicalité artistique. Ces œuvres de cinéma relèvent pleinement du monde qui nous entoure. Lynch de « l’âge noir » que l’humanité traverse, et de l’espoir ténu mais bouleversant d’un retour à la vie. Dumont de la tiédeur et de la lâcheté qui corrompent le monde et de la révolte qu’il convient de leur opposer. Tomita, dans son envoûtant voyage entre Thaïlande et Laos, de l’aliénation politique et de la dignité des colonisés d’hier et d’aujourd’hui. Reichardt, à travers une chronique fragmentaire de la vie quotidienne au Montana, de l’atomisation douloureuse de la société américaine. Larrain, depuis la résidence endeuillée des Kennedy, du récit toujours défait de la bonne gouvernance des hommes et de la violence comme moteur de l’Histoire. Hommage enfin, on ne peut plus d’actualité après la révélation de l’affaire Weinstein, aux femmes qui luttent et se libèrent en 2, 3, 4 et 5. La route est longue, mais les portraits livrés par ces films, d’une beauté qui ne va jamais sans rudesse, montrent la voie.

La sélection d’Isabelle Regnier

Kyle MacLachlan dans « Twin Peaks, the Return », de David Lynch. / SHOWTIME / Suzanne Tenner/SHOWTIME

1. Twin Peaks, the Return, de David Lynch

2. Un jour dans la vie de Billy Lynn, de Ang Lee

3. I Am Not Your Negro, de Raoul Peck

4. Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

5. Un beau soleil intérieur, de Claire Denis

En 1992, à la fin du dernier épisode de Twin Peaks, Laura Palmer nous fixait un improbable rendez-vous un quart de siècle plus tard. En se pointant à l’heure avec cette troisième saison, David Lynch a prouvé qu’il était homme de parole, mais surtout un des artistes les plus déments de notre époque. Lui qui a révolutionné l’histoire de la télévision avec les deux premières saisons de Twin Peaks, signé avec Mulholland Drive un des plus beaux films de l’histoire du cinéma, revient avec une œuvre renversante : un film-monde de dix-huit heures dont les origines sont plus à chercher du côté de la peinture – de Brueghel l’Ancien, ou de Jérôme Bosch – que dans le cinéma ou la télévision. Plongée métaphysique au cœur du mal, Twin Peaks, the Return reconfigure l’espace et le temps en explosant les frontières du cinéma, des arts plastiques et de la télévision au fil d’un vertigineux récit en miroirs. Difficile de se mesurer à une telle puissance, et ce n’est peut-être pas un hasard si les films qu’on aura préférés cette année s’en font l’écho. Un effet de sidération semblable naît, en effet, dans Un jour dans la vie de Billy Lynn de la collusion entre la sensibilité à vif d’un jeune soldat revenu d’Irak et le chaos du show patriotique géant dans lequel on le propulse. Le péché originel de l’Amérique que met en scène Raoul Peck à partir des écrits de James Baldwin dans I Am Not Your Negro résonne avec le forage qu’opère Twin Peaks dans les zones les plus sombres de l’horreur du XXsiècle. Quant à l’idée du mal tapi sous le masque lénifiant du voisin amical, sur laquelle repose Creepy, elle a toujours été la grande obsession de Lynch. Il n’y a guère qu’Un beau soleil intérieur, comédie tellement déliée qu’elle n’a de compte à rendre qu’à elle-même, pour échapper à cette orbite démoniaque.

La sélection de Mathieu Macheret

Kristen Stewart dans le film de Kelly Reichardt, « Certaines femmes ». / LFR FILMS/PERIPHER FILMVERLEIH

1. Ex aequo : Certaines femmes, de Kelly Reichardt ; Un jour dans la vie de Billy Lynn, d’Ang Lee

3. L’Amant d’un jour, de Philippe Garrel

4. Split, de M. Night Shyamalan

5. Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

+ Bonus : Twin Peaks, the Return, de David Lynch

Une œuvre par-dessus toutes a traversé l’année comme un grondement de tonnerre : le retour à Twin Peaks de David Lynch, vingt-six ans après une série originelle (1990-1991) qui avait, en son temps, redéfini les standards de la fiction télévisée. Cette troisième saison inattendue, loin de céder à la mode du « revival », a constitué un hapax fulgurant, sous forme de trou noir, dans le champ aujourd’hui majoritaire de la forme série. Lynch nous tend le reflet d’un monde profondément disloqué, trempé dans l’horreur et l’insensibilité contemporaines, et creuse un récit perclus d’accrocs et de suspensions. Il s’attaque ainsi au culte des « arcs narratifs » bien bouclés et invente une fiction zébrée de grandes scènes irrésolues, de soudaines déflagrations visuelles, de bouffées sentimentales et d’intermèdes musicaux, retrouvant dans ce geste de montage souverain l’essence même, hasardeuse et vagabonde, de la meilleure télévision – c’est-à-dire du cinéma. Cette chronique d’une dévastation achevée trouvait parallèlement dans les salles obscures de troublants échos : cette Amérique des petites villes désaffectées que dépeint Kelly Reichardt dans Certaines femmes, ou encore celle croulant sous le règne sans partage du « show-business », que traverse le jeune soldat Billy Lynn avant de retourner au front (Un jour dans la vie de Billy Lynn). Tandis que Philippe Garrel décelait une rivalité enfouie dans l’amitié naissante entre deux jeunes femmes (L’Amant d’un jour), M. Night Shyamalan révélait une solidarité de souffrance entre un schizo-prédateur et sa proie adolescente (Split). C’est enfin dans Creepy, de Kiyoshi Kurosawa, que se nichait le moins vulnérable des psychopathes, sous les traits d’un simple voisin de palier dont la seule présence suffit à vous asservir. Bienvenue dans l’âge obscur.

La sélection de Jean-François Rauger

« Detroit », de Kathryn Bigelow. / FRANÇOIS DUHAMEL

1. Detroit, de Kathryn Bigelow

2. Lost City of Z, de James Gray

3. L’Amant d’un jour, de Philippe Garrel

4. Yourself and Yours, de Hong Sang-soo

5. Logan, de James Mangold

Le cinéma comme moyen d’expression a fait l’objet en cette fin d’année d’une série d’attaques aussi grotesques que violentes. Il lui fut réclamé d’être exemplaire et socialement utile. Il lui fut reproché d’avoir depuis toujours contribué à la domination masculine. Sa capacité d’enregistrement devient suspecte, considérée comme dangereuse en soi, comme si elle contenait des pouvoirs magiques et nuisibles. Cette façon d’envisager le cinéma et de déconsidérer la manière dont imaginaire et fiction s’y affirment n’est pas très éloignée de celle de ces peuplades primitives de bandes dessinées considérant l’image photographique sans recul, comme une dangereuse voleuse d’âme. L’histoire du cinéma a fait ainsi, récemment, l’objet de tentatives de révision où la vérité poétique compterait peu face à ce qu’il faut bien considérer comme une infirmité de l’œil et de l’esprit et un désir de répression.

Les grandes œuvres rendent systématiquement dérisoires de tels a priori. Kathryn Bigelow désigne, au terme d’un récit éprouvant, la nature sexuelle du racisme. James Gray témoigne de la façon dont toute identité (et notamment masculine ou féminine) est le produit d’autres identités. Hong Sang-soo, par la simplicité de sa mise en scène et l’ironie de la construction conceptuelle de ces récits, décrit toujours, avec précision et humour, le cauchemar de l’indécision masculine. Garrel est au plus près de la vérité cruelle des sentiments. Et enfin, un film comme Logan subvertit la mythologie du super-héros en la transformant en road movie mélancolique et dépressif. Les bons films et les grands cinéastes ne sont jamais là où les idéologues les attendent.