Il est 8 h 06, ce 13 octobre, quand Sandra Muller cède à son « impulsivité », comme elle le racontera ensuite. Cela fait moins d’une semaine que les accusations de harcèlement, d’agression, voire de viol contre le producteur américain Harvey Weinstein ont commencé à inonder la presse mondiale. La journaliste française, qui suit d’autant plus l’affaire qu’elle est basée à New York, se connecte à son compte Twitter et publie ces vingt-trois mots, accompagnés d’un mot-clé qui deviendra fondateur pour des milliers de femmes françaises :

« #balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends. »

Quatre heures plus tard, elle répond à son propre appel et raconte l’histoire de « son » porc : « “Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit.” Eric Brion ex-patron de Equidia #balancetonporc », écrit-elle dans un message à ce jour retweeté 2 800 fois et « aimé » par 2 320 personnes.

L’effet boule de neige, encore mineur après le premier message, prend alors une tout autre ampleur à mesure que des centaines, puis des milliers de femmes, s’emparent du mot-clé pour raconter, à leur tour, les violences sexuelles qu’elles ont subies.

« Nous sommes si nombreuses que c’en est impressionnant »

« Dans le métro, un homme de 50 ans qui fixe ma jupe et qui lâche à un jeune à côté de moi “à ton âge je l’aurais violée”. Il a rigolé », écrit l’une. « 36 ans, patron, siège au tribunal de commerce, son poids dans mon dos, sa respiration, son odeur. 20 ans après, vomir encore », se souvient une autre. Ad nauseam, des histoires similaires venant de toutes les générations, tous les milieux, sont déballées. L’engouement autour du mot-clé est inédit : en seulement trois jours, #balancetonporc atteint plus de 200 000 mentions sur les réseaux sociaux (un chiffre qui grimpera à 500 000 en un mois). La presse relate le phénomène, et plus elle le fait, plus celui-ci prend de l’ampleur ; la parole des femmes s’est libérée.

« Nous sommes si nombreuses que c’en est impressionnant », constate une semaine plus tard la sociologue Irène Théry dans une tribune au Monde. Entre-temps, le mode impératif et le verbe choisi pour le mot-clé ont suscité débats et polémiques ; « Le problème, c’est “balance” », a jugé le philosophe Raphaël Enthoven, qui propose plutôt aux femmes de « dénonce[r] [leur] porc à la justice ». Twitter se transforme-t-il en jury populaire ? Ces femmes n’auraient-elles pas mieux fait de porter plainte quand il était temps ? Peut-on jeter en pâture des noms d’hommes dont la culpabilité reste à prouver ? Toutes ces histoires peuvent-elles être mises sur le même plan ?

C’est notamment pour essayer d’apporter des réponses à ces questions que nous publions les textes des deux protagonistes de l’affaire originelle, Eric Brion et Sandra Muller. Si le premier « regrette » ses propos, il réclame de la « nuance », se disant victime de « calomnie » et de « rumeur ». Dans sa tribune, Mme Théry s’interrogeait sur le choix du mot-clé : « Plus j’y pense, plus j’apprécie le chic de #balancetonporc », répondait-elle, car lui seul permet, selon elle, que « la honte, peu à peu, change de camp ». Le texte d’Eric Brion en est un bon exemple.