Telegram est bloquée en Iran depuis le 31 décembre. / Wally Santana / AP

Avec 20 millions d’utilisateurs quotidiens, Telegram est l’une des applications les plus populaires en Iran. Mais depuis dimanche 31 décembre, son accès est « temporairement limité » à la demande du gouvernement iranien, a annoncé l’Islamic Republic of Iran Broadcasting (IRIB) News, média d’Etat. Une mesure qui coïncide avec la vague de manifestations organisées contre le gouvernement ces derniers jours, dans lesquelles une vingtaine de personnes ont été tuées.

Cette suspension de Telegram (qui semble toutefois pouvoir fonctionner de temps à autre) vise à « maintenir l’ordre », selon l’IRIB News, qui annonce également des restrictions pour l’application de partage de photos Instagram. Des témoins locaux font également part de dysfonctionnements plus généraux des réseaux en ligne. « Internet a été partiellement coupé », explique au Monde Reza Moini, responsable du bureau Iran et Afghanistan de l’ONG Reporters sans frontières. « Notamment dans les villes où il y a des manifestations, mais c’est aléatoire », précise-t-il.

Journaliste en exil

L’application Telegram est un service d’échange de messages sécurisés à deux ou en groupe, où chacun peut aussi créer une « chaîne » de publication ouverte au public. Certaines chaînes peuvent être suivies par des milliers de personnes, et ont servi, en Iran ou ailleurs, à organiser des mouvements de protestation. Les Iraniens l’avaient notamment massivement utilisée dès les élections législatives de février 2016, ce qui leur avait permis de suivre et de commenter la campagne avec une liberté de ton et de commentaires absente des médias d’Etat.

Samedi 30 décembre, le ministre des télécommunications iranien, Mohammad Javad Azari Jahromi, avait invectivé sur Twitter (un réseau social pourtant banni depuis des années d’Iran, comme Facebook) le fondateur russe de Telegram, Pavel Durov :

« Une chaîne Telegram encourage des comportements haineux, l’usage de cocktails Molotov, le soulèvement armé et l’agitation sociale. Il est temps MAINTENANT de mettre fin à ces encouragements sur Telegram. »

Pavel Durov avait répondu dans la foulée : « Les appels à la violence sont interdits par les règles de Telegram (…) Si cela est confirmé, nous devrons bloquer cette chaîne, quelles que soient son audience et son affiliation politique. » Si l’application s’était montrée très permissive dans ses premières années d’existence, elle a fini par introduire quelques règles de modération après les attentats commis en région parisienne en 2015 (Telegram ayant été prisée par l’organisation Etat islamique) : les utilisateurs de Telegram n’ont normalement plus le droit de partager des appels à la violence, de la pornographie et des fichiers portant atteinte au droit d’auteur sur les chaînes publiques.

Deux heures plus tard, le fondateur de Telegram annonçait avoir effectivement suspendu la chaîne Amadnews, car elle avait « poussé ses abonnés à utiliser des cocktails Molotov contre la police » ; ce qui contrevient au règlement de Telegram.

« Protestation pacifique »

La chaîne bloquée par Pavel Durov, Amadnews, était administrée par un journaliste en exil, Roohallah Zam, rapporte l’agence de presse AP. Celui-ci a dit avoir dû quitter l’Iran après avoir été accusé à tort de collaborer avec des services de renseignement étrangers. Cette chaîne rassemblait plusieurs centaines de milliers d’abonnés.

Sa fermeture n’a toutefois pas suffi à apaiser le gouvernement, puisque le lendemain il a fait bloquer l’application dans son ensemble « pour la majorité des Iraniens », a regretté le patron de Telegram.

M. Durov explique que cette décision a suivi son « refus public de fermer [la chaîne] Sedaiemardom et d’autres chaînes de protestation pacifique ». Sedaiemardom était une nouvelle chaîne créée par Roohallah Zam après la fermeture de la première, comme l’explique Pavel Durov dans un message publié sur sa plate-forme :

« Les administrateurs de cette chaîne sont venus vers nous après, en s’excusant pour avoir violé notre règlement et en promettant de ne plus promouvoir la violence à l’avenir. Par conséquent ils sont parvenus à rassembler à nouveau la plupart de leurs abonnés (800 000) dans une nouvelle chaîne pacifique, que nous avons accueillie. »

Dans ce message Pavel Durov dit préférer « être bloqué dans un pays par ses autorités que de limiter l’expression pacifique d’opinions alternatives », tout en soulignant que Telegram a, ces dernières années, « quotidiennement bloqué des centaines de chaînes publiques violentes ». Pavel Durov a par ailleurs précisé dans ce message être poursuivi depuis septembre en Iran « pour avoir permis la diffusion sur Telegram “d’informations non censurées” et de “propagande extrémiste” ».

Des critiques d’Edward Snowden

Les déclarations d’indépendance de Telegram à l’égard du pouvoir iranien font toutefois lever quelques sourcils. En juin, l’ONG Reporters sans frontières avait alerté sur le fait que « 94 internautes, principalement des utilisateurs de la messagerie Telegram », avaient été arrêtés en Iran depuis le début de l’année.

Si Pavel Durov a, à plusieurs reprises, assuré que « Telegram n’a aucun accord avec aucun gouvernement de cette planète », l’Etat iranien a plusieurs fois annoncé l’inverse, expliquant par exemple que Telegram s’était engagée à supprimer les contenus antireligieux et les comptes signalés par le gouvernement. L’Iran avait aussi évoqué l’existence d’un outil de « filtrage intelligent » permettant de détecter certains types de contenus. Ce que Telegram a toujours nié.

Plus largement, l’application est depuis longtemps critiquée par des activistes spécialistes de cybersécurité, tel le lanceur d’alerte Edward Snowden, qui avait en 2013 révélé l’ampleur de la surveillance exercée par les Etats-Unis. Comme d’autres, il reproche à Telegram de se présenter comme une application sécurisée, alors que seules certaines parties (les chats « secrets », une option à activer) le sont – ce qui pourrait laisser penser à ses utilisateurs qu’ils sont, à tort, en sécurité. Qui plus est, de nombreux experts en cryptographie estiment que le protocole de chiffrement utilisé par Telegram n’est pas aussi abouti que celui des technologies concurrentes.

Après la fermeture samedi de la chaîne Amadnews, Edward Snowden a publié une série de tweets pour critiquer Telegram :

« Vous ne pouvez pas empêcher un service indépendant et déstabilisant d’être bloqué dans des régimes autoritaires. Vous ne pouvez que le retarder. Vous devez donc penser à comment faire pour protéger les gens en faisant en sorte que ce service reste accessible “même après le blocage”. Et c’est à ce sujet que je suis vraiment inquiet. »

Edward Snowden critique notamment la structure centralisée de l’application et le discours tenu, selon lui, par Telegram, pour rassurer ses utilisateurs :

« Faites-nous confiance dans le fait que nous ne donnerons pas vos données, que nous ne lirons pas vos messages, que nous ne fermerons pas vos chaînes. »

« Peut-être que Durov est un ange, poursuit Edward Snowden. Je l’espère ! Mais des anges sont déjà tombés. » Pour lui, « Telegram aurait dû travailler depuis des années pour faire en sorte que les chaînes soient décentralisées – c’est-à-dire hors de son contrôle ».