Le président sénégalais Macky Sall accueille l’émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al-Thani, à son arrivée à Dakar, première étape de sa tournée en Afrique de l’Ouest, le 20 décembre 2017. / HANDOUT / AFP

Prévue depuis la fin de l’été, la tournée en Afrique de l’Ouest de l’émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al-Thani, entre le 20 et le 24 décembre 2017, a clairement été organisée afin de remercier les Etats ne s’étant pas rangés derrière l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis (EAU) dans la crise du Golfe. Ces deux pays accusent Doha de soutenir le terrorisme, lui reprochant, entre autres, son appui aux mouvements proches des Frères musulmans dans le monde arabe.

Tamim Ben Hamad Al-Thani s’est rendu dans six pays : Sénégal, Mali, Guinée, Burkina Faso, Côte d’Ivoire et Ghana. Depuis son arrivée au pouvoir en 2013, il n’avait pas encore effectué de visite dans cette région, se concentrant davantage sur l’Afrique de l’Est. Mais le rappel dans leurs capitales respectives, en juin, des ambassadeurs mauritanien, nigérien, tchadien et sénégalais en poste au Qatar – avant que ce dernier ne retourne à Doha en septembre – a achevé de convaincre les autorités de l’émirat de la nécessité d’investir davantage de temps et de moyens en Afrique de l’Ouest.

Délégation d’hommes d’affaires

Initialement, la tournée de l’émir devait comprendre deux pays supplémentaires : la Sierra Leone et le Nigeria. Cependant, le président sierra-léonais Ernest Bai Koroma devrait se rendre à Doha dans les prochaines semaines. Quant au Nigeria, Etat le plus peuplé et plus important marché du continent, Tamim Ben Hamad Al-Thani prévoit d’y séjourner avec une large délégation d’hommes d’affaires au cours du premier trimestre 2018.

Le point commun entre ces deux Etats et ceux visités par l’émir qatari est qu’aucun d’entre eux n’a pris position dans le conflit qui oppose son pays à l’Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis. Une neutralité analysée à Doha comme bienveillante, Riyad et Abou Dhabi ayant exercé une forte pression sur les dirigeants africains pour qu’ils mettent au ban le Qatar.

Alpha Condé, le chef de l’Etat guinéen, également président de l’Union africaine, a appelé au dialogue et à la poursuite de la médiation koweïtienne. Au Nigeria, les conseillers de Muhammadu Buhari considèrent que cette crise concerne le Golfe, non l’Afrique, et qu’il n’y a donc pas lieu de se plier aux pressions saoudiennes. De son côté, le Ghana a même fait le pari de densifier sa relation avec le Qatar en y ouvrant, courant novembre, en pleine crise, une ambassade.

« Terra incognita »

Doha n’a pas de stratégie politique et d’investissements bien définie en Afrique de l’Ouest. Parent pauvre du ministère des affaires étrangères, le continent reste – à l’exception du Maghreb, géré par une autre direction – une quasi-terra incognita. Le Qatar y prend peu de risques et les rares investissements effectués s’opèrent via un partenaire déjà actif dans l’émirat (comme Total dans le secteur pétrolier) ou concernent des organismes bancaires aux affaires florissantes, tels qu’Ecobank.

Cette tournée ouest-africaine ne s’est d’ailleurs pas accompagnée de l’annonce de grands investissements économiques. La plupart des signatures intervenues entre le Qatar et les six pays visités ont concerné les domaines de l’aviation, du développement d’infrastructures sportives, de l’éducation ou de la santé. Doha, qui peine encore à appréhender comment et dans quels secteurs investir en Afrique de l’Ouest, s’en tient pour l’heure à de la coopération et des dons.

En matière de sécurité, l’émirat devrait rester en retrait, de crainte que ses annonces ne donnent lieu à interprétation. Son influence en Libye a été très critiquée et il préfère, jusqu’à nouvel ordre, prêter son concours dans des secteurs moins polémiques.

130 millions de dollars

Alors que le Qatar s’emploie à remercier ses amis d’Afrique de l’Ouest « bienveillants » dans la querelle qui l’oppose à l’Arabie saoudite et aux EAU, ces derniers ont relevé d’un cran leur coopération avec leurs principaux soutiens sur place. Ainsi, l’annonce, mi-décembre, du déblocage de 100 millions de dollars (82,8 millions d’euros) par Riyad et de 30 millions de dollars par Abou Dhabi afin de soutenir le G5 Sahel démontre une volonté nouvelle de s’impliquer directement dans la sécurisation de la bande sahélienne.

Si le G5 Sahel comprend un volet de développement économique, les nouveaux fonds du Golfe iront à ses activités de défense et de sécurité. Or les deux piliers de cette organisation créée en 2014, la Mauritanie et le Tchad, sont les principaux soutiens de la position saoudo-émiratie. Après le rappel de son ambassadeur à Doha en juin, le Tchad a fermé son ambassade et rompu les relations diplomatiques avec le Qatar au motif que celui-ci tenterait de le déstabiliser politiquement via la présence sur son territoire de Timan Erdimi, ancien directeur de cabinet d’Idriss Déby devenu opposant. Autre soutien de la mise au ban du Qatar, le Niger, qui appartient également au G5 Sahel.

En revanche, la forte pression exercée sur les deux autres membres de l’organisation, le Mali et le Burkina Faso, pour qu’ils se rangent derrière Riyad et Abou Dhabi n’a pas encore fonctionné. Bamako et Ouagadougou, qui ont récemment ouvert une ambassade à Doha après plusieurs années de négociations, n’ont pas souhaité briser cette nouvelle dynamique porteuse d’espoirs économiques.

Douce pression occidentale

La concomitance de la tournée ouest-africaine du chef de l’Etat qatari et du versement des fonds saoudiens et émiratis au G5 Sahel n’est pas fortuite. Les deux blocs tentent de conforter leurs acquis dans la région. Cependant, il ne faut pas minorer le rôle joué par les Occidentaux dans ce nouveau militantisme. La France en particulier, très présente dans la bande sahélienne afin de lutter contre les mouvements terroristes, souhaite que les pays du Golfe prennent une part du fardeau sécuritaire de la zone. C’est d’ailleurs le président français Emmanuel Macron qui a sollicité l’implication de Riyad et d’Abou Dhabi dans le G5 Sahel.

Les Européens et les Américains comprennent parfaitement que la crise du Golfe est propice à mettre en concurrence les différents blocs qui s’affrontent afin de les faire participer aux longs et coûteux efforts nécessaires à la lutte contre le terrorisme en Afrique de l’Ouest.

Si l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis s’engagent directement dans le domaine sécuritaire, le Qatar pourrait, sous la douce pression des Occidentaux, accélérer son implication dans le développement économique et l’éducation. Une contribution de Doha au Partenariat mondial pour l’éducation serait d’ailleurs à l’étude. La crise du Golfe peut ainsi représenter une occasion pour Paris, Bruxelles et Washington de se désengager doucement, au moins au niveau financier, d’une zone où les progrès sont lents et les échecs encore nombreux.

Benjamin Augé est chercheur associé aux programmes Afrique et Energie de l’Institut français des relations internationales (IFRI).