Difficile d’évoquer Le Poison (1945), de Billy Wilder, sans rappeler la beauté dépressive de son titre original : The Lost Weekend. C’est d’ailleurs ce titre, initialement celui d’un best-seller de Charles R. Jackson qui, dans un kiosque à journaux, accrocha l’attention du cinéaste.

Billy Wilder raconte dans ses Mémoires (Et tout le reste est folie, avec Helmuth Karasek, Robert Laffont, 1993) une anecdote à ce propos : il apprit tardivement que cette formule qui lui avait tant plu était le fait d’une faute de frappe.

« Jackson avait voulu écrire the last weekend [“le dernier week-end”], il s’était trompé et, bien entendu, l’éditeur avait préféré le titre tapé par erreur : The Lost Weekend [“le week-end perdu”]. Moi aussi. »

Rien n’interdit de penser que l’ivresse (thème central de ce roman autobiographique) est à l’origine de cette miraculeuse coquille.

Ce lost accidentel éclaire d’une lumière plus désespérée la trajectoire de son héros, Don Birnam (Ray Milland), écrivain qui fut un temps prometteur jusqu’à ce que le syndrome de la page blanche vienne lui offrir un prétexte pour noyer ses journées dans l’alcool. Le film s’ouvre alors que le frère de Don veut l’embarquer loin de la grande ville pour lui changer les idées. Pour l’écrivain raté, la perspective de ces quelques jours loin de la moindre goutte d’alcool lui est insupportable : il mobilisera son dernier fond de ruse pour pouvoir y échapper.

Eternel retour

Le Poison est l’histoire d’une convalescence ratée, d’un homme tétanisé à l’idée de sortir de son circuit d’alcoolique. Car la vie de Don s’égrène au rythme de ses allers et venues entre son appartement et le bar, entre le bar et son appartement, entre son appartement et le prêteur sur gages – Don a soif mais pas d’argent. C’est l’histoire d’une maladie que Wilder traduit d’abord à travers cette topographie bégayante. Un mouvement circulaire que figurent les cercles mouillés tracés sur le bar par les verres commandés par Don ; parfaite allégorie de l’alcoolisme.

Mais si le circuit évoque un éternel retour, l’ample mise en scène de Billy Wilder lui insuffle son mouvement. Par souci de véracité, le cinéaste tourne une grande partie du film dans des décors réels, parfois même sur le vif dans les rues de New York, quitte à braver la célébrité naissante de Ray Milland qui prête au héros ses allures de James Stewart chiffonné. A cette volonté de réalisme se mêle un désir de stylisation par l’usage du gros plan, qui traduit une réalité de plus en plus carcérale. Dans cette logique, l’espace du film se réduit inexorablement : dans l’incapacité de s’échapper de New York, Don finira coincé dans sa chambre et pris en otage dans son propre cerveau lors d’une impressionnante scène de delirium tremens.

Un des films les plus lucides sur les affres de l’alcoolisme

Si les exigences de l’industrie hollywoodienne appellent inévitablement la fin heureuse, Wilder ne sacrifie pourtant jamais l’habituelle noirceur de son regard, qui s’exhibe là sans mélange. Le Poison est très fidèle à ce que le cinéaste décrit lui-même comme « l’impitoyable précision » du roman, et reste l’un des films les plus lucides sur les affres de l’alcoolisme, la logique de l’addiction et l’ambition artistique déçue.

Don sera pris en otage dans son propre cerveau lors d’une impressionnante scène de delirium tremens

On retrouvera des variations du Poison quelques décennies plus tard, notamment à travers l’itinéraire d’un musicien toxicomane incarné par Frank Sinatra dans L’Homme au bras d’or, d’Otto Preminger (1956), ou encore dans La Femme aux chimères, de Michael Curtiz (1950), avec Kirk Douglas.

Plus récemment, le cinéaste Steve McQueen se souviendra du film de Wilder lorsqu’il fera le portrait d’un homme addict au sexe dans Shame (2011). On pourrait enfin déceler dans le magnifique On the Bowery, de Lionel Rogosin (1956), le jumeau documentaire du Poison : coincés dans une avenue malfamée de Manhattan, des marginaux imbibés d’alcool reportent sans cesse au lendemain l’occasion de reprendre leur vie en main. Mais, très loin du cahier des charges hollywoodien, la réalité ne leur offrira pour toute issue qu’un interminable dernier verre.

Le Poison ( bande annonce VO )
Durée : 02:07

Film américain de Billy Wilder. Avec Ray Milland, Jane Wyman (1945, 1 h 40).