Depuis la fin de la vague de manifestations qui a touché, jusqu’au 5 janvier, 80 villes en Iran, Telegram, un service d’échange de messages sécurisés à deux ou en groupe, où chacun peut aussi créer une « chaîne » de publication ouverte au public, demeure bloqué. Le président Rohani a promis, le 8 janvier, qu’il serait rouvert. Mais les organes de sécurité semblent réticents à lever la censure sur ce réseau, qui a largement répandu une information non filtrée durant les troubles, et qui a servi à coordonner des manifestations éparses.

Hassan Rohani ne fait pourtant pas de la levée de la censure un enjeu de liberté d’expression. Cohérent avec sa défense de la liberté des échanges sur Internet depuis son arrivée au pouvoir, en 2013, il s’appuie sur des arguments purement économiques, qui trouvent un large écho dans le pays. Avec 40 millions d’utilisateurs actifs, soit la moitié de la population iranienne, Telegram a en effet fini par occuper, en quelques années à peine, une place non négligeable dans l’économie du pays.

Les Iraniens l’utilisent pour rester en contact avec leurs proches, mais aussi pour développer leur commerce. Pour certains, cette application représente une unique source de revenus. Selon l’analyste économique Iman Behboudi, spécialiste des questions numériques, le blocage de Telegram coûte à l’Iran, depuis le 31 décembre, 500 milliards de tomans par mois, soit 9 millions d’euros. Il gênerait l’activité professionnelle de près d’un million d’Iraniens, à des degrés divers.

« Les gens sont descendus dans la rue parce qu’ils ont faim »

« Avant les manifestations, tous les mois, je vendais entre 170 et 200 kg de miel bio, essentiellement via ma chaîne Telegram. Mais depuis le blocage, je n’en ai vendu que 20 kg, explique Hadi, 28 ans, qui détient une société de distribution de miel et un magasin à Machhad, la grande ville de l’est iranien. Je travaille avec cinq apiculteurs, dispersés un peu partout dans le pays. Ils sont tous inquiets de la situation. En plus de ça, il y a un mois, j’ai employé un vendeur pour ma boutique à qui je paie un salaire d’un million de tomans par mois [soit 190 euros]. Si le blocage de Telegram continue, je serai obligé de le virer. »

Marié et père de deux enfants, Hadi a été témoin de la première manifestation dans le pays, intitulée « Contre la vie chère », qui a eu lieu dans sa ville, Machhad, le 28 décembre. « Les gens sont descendus dans la rue parce qu’ils ont faim », explique Hadi, qui rejette les accusations de l’entourage du président modéré contre ses adversaires ultraconservateurs, soupçonnés d’avoir déclenché le rassemblement à Machhad pour affaiblir le gouvernement. La contestation s’était très rapidement propagée dans 80 villes iraniennes, hors de tout contrôle avant de s’essouffler une semaine plus tard. Les slogans des manifestants avaient fini par dénoncer toutes les branches du pouvoir.

Les autorités iraniennes, cherchant à « maintenir l’ordre », ont demandé dans un premier temps à Telegram de bloquer la chaîne Amadnews, suivie par plus d’un million d’abonnés, qui publiait des vidéos et des informations sur les manifestations, et qui n’hésitait pas à inciter à l’insurrection contre le pouvoir. Telegram – dont les statuts rejettent les appels à la violence – avait accepté cette fermeture, mais d’autres chaînes ont aussitôt vu le jour, partageant les mêmes contenus, que Telegram a refusé de fermer. Téhéran a fini par suspendre l’accès à la messagerie, aujourd’hui exclusivement accessible à l’aide de logiciels « anti-filtrage ».

Parsa, un habitant de Téhéran qui gagne sa vie en publiant des messages publicitaires sur ses quatre chaînes de divertissements sur Telegram, n’est pas allé manifester. « Parce que ma vie allait bien. Avant le blocage de Telegram, je gagnais 3 millions de tomans par jour [560 euros] », explique ce jeune homme de 18 ans. Un revenu très élevé en Iran, à peu près équivalent au salaire mensuel d’un ingénieur. Mais depuis le blocage, Parsa a été contraint de licencier sept de ses huit employés, car le nombre de « vues » sur les postes de ses chaînes a drastiquement chuté, diminuant ses recettes publicitaires. « Les contenus de ma chaîne “Blagues”, qui compte 500 000 abonnés, ont perdu 60 % de leur audience par rapport au mois de décembre 2017, c’est-à-dire avant le blocage de Telegram », explique-t-il.

Le chômage, l’une des causes des manifestations

Hossein, 26 ans, lui aussi à la tête d’une chaîne de divertissement, suivie par 600 000 abonnés, constate la même chute. « Avant le blocage, nous publiions les messages publicitaires de grandes compagnies iraniennes comme Digikala [équivalent local d’Amazon], Samsung et Snapp [un Uber à l’iranienne]. Mais depuis le 31 décembre 2017, ils ont considérablement diminué la quantité de leurs publicités chez nous, ou bien ils ne nous en envoient simplement plus. » Résultat : Hossein a déjà licencié quatre de ses cinq employés. « J’ai investi pendant 30 mois sur ma chaîne Telegram pour arriver à ce niveau de popularité. J’ai compté sur les paroles du président Rohani qui avait promis de ne jamais bloquer Internet. Je suis vraiment en colère. Après ça, comment veulent-ils nous faire croire que les officiels veulent créer de l’emploi pour les jeunes ? », s’indigne Hossein. Le chômage, élevé en Iran, touche 28 % des moins de 30 ans, selon des chiffres officiels sous-évalués : c’est l’une des causes de la récente vague de manifestations.

Pour le moment, le plaidoyer du président Rohani en faveur de la réouverture de Telegram n’a pas eu de conséquences concrètes. M. Rohani préside pourtant le Conseil suprême de la sécurité nationale, qui rassemble certains ministres, des représentants des forces de sécurité, de la justice et de l’armée : c’est cet organe qui avait décidé du blocage de Telegram durant les manifestations.

Depuis début janvier, beaucoup d’Iraniens se sont précipités sur le marché noir pour acheter des logiciels anti-filtrage. Le téléchargement en Iran de l’une de ces applications, Psiphon, a connu une hausse de 1 650 %. Certaines autorités évoquent dans le même temps la possibilité de développer une application iranienne, locale, afin de remplacer Telegram. Une telle perspective est pour l’heure peu crédible. Fondé par un entrepreneur russe, Telegram tire une large part de sa popularité, en Iran, de la garantie de confidentialité qu’il apporte à ses utilisateurs – une sécurité relative, cependant, affirment plusieurs experts. Les utilisateurs iraniens craignent que les données qu’ils échangeraient sur une nouvelle messagerie, dont les serveurs seraient basés en Iran, ne finissent sous l’œil des autorités.