C’est un carrefour qui peut changer une existence, faire basculer le cours d’une vie. Voilà une heure que je marche avec mon guide Hubert sur l’ancienne route des esclaves, au Bénin, qui va d’Abomey jusqu’à Ouidah. Au bout d’une ligne droite, nous arrivons à une patte d’oie. Situé à la sortie d’Abomey, le lieu s’appelle Gbèyizankon.

« A gauche, c’est le chemin qui mène vers la forêt, vers la chasse aux animaux et vers la liberté, dit Hubert. L’autre voie, c’est la route du non-retour, celle qui conduit à Ouidah. Tous les esclaves sont passés ici, aucun n’a jamais pu faire demi-tour. » Ojo Facha, Sakaru, Esso, Deza, Cooyaka, Adissa, Shamba et tous ceux qui ont embarqué avec Cudjo Lewis à bord du Clotilda, le dernier navire négrier à avoir accosté aux Etats-Unis en 1860, ont pris le chemin de droite. Ils sont un million d’hommes, de femmes et d’enfants à avoir bifurqué ici vers l’enfer, selon l’Atlas of the Transatlantic Slave Trade publié par l’Université de Yale.

Première pause au village de Zouzonmè. Nadège s’est levée à l’aube pour préparer des beignets (elle dit des « pâtés ») avec de la farine de blé, du piment et du gingembre. Elle va les vendre au bord de cette route, dont elle ignore le lourd passé. Dans ses marmites posées sur le sol mijote sa production du jour qu’elle vend 25 francs CFA pièce (0,04 euro). « Je suis aide-soignante mais mon mari, pasteur, a été muté ici, raconte t-elle. J’ai commencé à vendre mes pâtés il y a un an. » Nous reprenons la route avec deux sachets tout chauds.

Le ciel est couvert, ce qui rend la marche agréable. Nous traversons des villages où la plupart des habitants nous saluent d’un « bonjour » et parfois d’un « bonsoir » plutôt curieux en ce début de matinée. On s’enfonce dans ce Bénin agricole et multiconfessionnel en passant devant des chapelles, des églises évangéliques, des mosquées, des temples vaudous.

« Le roi leur offrait du manioc et du maïs grillé »

Il est 10 heures. La piste s’est réduite et nous parcourons des plantations d’arachide parfaitement alignées. Plus loin, nous longeons l’école municipale de Gnizinta. Estelle Zinsougueli, institutrice dynamique et sévère de 23 ans, donne un cours de français. J’observe la classe sur le pas de la porte. A l’intérieur, les élèves s’entassent à trois ou quatre par pupitre. Une cinquantaine de paires d’yeux me fixent dans un silence de cathédrale.

– « Puis-je connaître la leçon du jour ?

– C’est un exercice de lecture au tableau », répond l’institutrice en plaquant ses cheveux en arrière.

Florence, 11 ans, se présente devant sa classe. Elle sert ses mains dans son dos et, d’une voix timide, lit en butant un peu sur les mots : « Ma mère. J’aime ma mère ! Je l’aime comme tu ne peux pas savoir… » A la demande de la maîtresse, les enfants se lèvent et chantent une chanson pour nous dire au revoir et nous souhaiter bonne route.

Par un raccourci conseillé par des villageois, nous rejoignons le village de Kinta moins d’une heure après. Sous un toit de paille, nous buvons un Coca à « La Teckeraie », une buvette dressée au milieu d’une plantation de teck, ce bois tropical imputrescible.

La route des esclaves du Bénin, une vingtaine de kilomètres après Abomey. / Pierre Lepidi

En repartant, Hubert me montre un espace clairsemé d’un demi-hectare environ : « C’est le stationnement de Kinta. C’est là que les esclaves faisaient une pause et que le roi Guézo leur offrait du manioc et du maïs grillé. Ici, ils étaient placés sous la responsabilité de Hounkanlin, un homme de confiance dévoué au royaume. Il devait veiller sur les esclaves pour qu’ils arrivent en forme à Ouidah et puissent être vendus au meilleur prix. » Nous nous avançons, mais il n’y a rien, aucune trace sur les arbres ou sur les rares pierres. Seule la terre pourrait témoigner de ce qui s’est passé ici.

Une forêt d’eucalyptus succède à une palmeraie. Sur un sentier étroit, des herbes hautes nous entourent jusqu’à nous engloutir. Le paysage alterne ensuite entre champs de maïs et plantations d’arachide.

Poulet « bicyclette »

Ouassougon, où nous arrivons après 27 km, marque la fin de cette première étape. Dans l’auberge du village, il n’y a pas d’eau, pas d’électricité et la chambre est une fournaise où s’agitent des nuées de moustiques. Nous décidons de sortir les matelas dans la cour. « En fixant nos moustiquaires à des chaises, on sera à l’abri », propose Hubert. Dans la chambre, je fais un brin de toilette au seau, rince mes vêtements et les étends au soleil qui perce maintenant les nuages.

Le soir est tombé, le thermomètre aussi. Je vais me perdre dans le village, rapidement suivi par une ribambelle de gamins intrigués par le « yovo » (« le Blanc »). J’achète de la volaille avec de l’amiwo, des galettes de maïs avec une sauce rouge un peu relevée. Un régal.

Je retrouve Hubert à l’entrée de Ouassougon, assis sous un arbre avec d’autres hommes dont Nestor Sono, l’ancien chef de village (on dit « l’ancien CV »). Cet homme longiligne d’une cinquantaine d’années s’exprime lentement, comme s’il pesait ses mots. Depuis quelques années, il fabrique avec succès du vin de palme grâce à un vieil alambic et il vit de sa production. A tour de rôle, on remplit le seul verre présent sur la table et chacun avale d’un trait « le liquide », qui doit titrer une trentaine de degrés. « Il faut abattre un arbre et attendre une dizaine de jours pour obtenir l’extraction du jus, explique Nestor Sono. En général, 25 litres de jus de palme donnent 10 litres d’alcool. »

La lune, presque pleine, se reflète sur les visages. « Beaucoup de monde a emprunté cette route des esclaves, commence l’ancien CV. A l’époque, on avait coutume de dire qu’un repas préparé à Abomey arrivait encore chaud à Ouidah. A Ouassougon, les esclaves se reposaient dans un champ juste à côté. C’est une histoire douloureuse, mais elle appartient au passé. Aujourd’hui, nous avons des cousins en Amérique, en Europe, partout dans le monde et je vois cela comme une chance. Il faudrait pouvoir les accueillir afin qu’ils puissent ressentir les vibrations de cette terre, le souffle et les émotions de leurs ancêtres. »

Nous buvons un dernier verre et Hubert et moi regagnons l’auberge à la lueur de nos téléphones portables. La femme de Nestor nous a préparé pour le dîner du poulet « bicyclette », l’équivalent africain du label « élevé en plein air ». On avale le plat d’un trait et on s’allonge sur les matelas. Des milliers d’étoiles scintillent au-dessus de nos têtes.

Sommaire de notre série Une semaine à pied sur les traces des esclaves du Dahomey

D’Abomey à Ouidah, notre reporter a emprunté la route suivie en 1860 par Cudjo Lewis, le dernier esclave de la traite négrière vers les Etats-Unis.