Les locaux du studio Quantic Dream, dans le XXe arrondissement de Paris. / Corentin Lamy

Photomontages dégradants, surcharge de travail, atmosphère toxique, management pressant et contrats à la limite de la légalité… trois enquêtes concordantes du Monde, de Mediapart et de Canard PC ont fait état, dimanche 14 janvier, de dysfonctionnements au sein de Quantic Dream, studio de jeu vidéo indépendant français le plus célèbre à l’international. Le studio fait aussi l’objet d’une enquête préliminaire pour harcèlement et discrimination, confiée au commissariat du XXe arrondissement de Paris.

Soutenue par certains de ses salariés, l’entreprise continue de nier les accusations en bloc. Dans le monde anglophone, où les jeux de David Cage sont célèbres, joueurs et journalistes rappellent les précédentes polémiques liées aux productions du studio français.

  • Quantic Dream continue de nier « catégoriquement »

Dans un communiqué diffusé dans la soirée de dimanche, et dans la lignée de la défense des dirigeants David Cage et Guillaume de Fondaumière lorsque Le Monde, Mediapart et Canard PC les ont rencontrés début janvier, Quantic Dream a nié « catégoriquement » tout dysfonctionnement : « Les conduites ou pratiques inappropriées n’ont pas leur place chez Quantic Dream. Nous avons pris et prendrons toujours celles-ci au sérieux. »

Interrogé par le site américain Kotaku, Guillaume de Fondaumière a fait part de sa colère :

« Je suis furieux et outré. Je prends ces accusations très au sérieux. Et j’userai de tous les recours légaux pour défendre mon honneur. »
  • Sony et le Syndicat du jeu vidéo sur la réserve

Sony, qui édite et finance depuis plus de dix ans les projets de Quantic Dream, tout comme le Syndicat national du jeu vidéo (SNJV) refusent, pour le moment, de faire tout commentaire. La multinationale japonaise a maintenu auprès du Monde les propos qu’elle avait tenu dans un courriel, avant la publication de notre enquête, à savoir qu’« en tant que studio de développement indépendant, Quantic Dream est responsable de sa politique sociale et salariale » :

« Nous attendons de nos fournisseurs et partenaires qu’ils se conforment aux lois et usages en vigueur dans leur pays. Nous n’avons pas d’autre commentaire. »

Quant à Lévan Sardjevéladzé, président depuis 2016 du SNJV, que Guillaume de Fondaumière a fondé et dirigé de 2008 à 2012 et de 2014 à 2016, il a précisé au Monde que « [ses] fonctions [l]’empêche de commenter le cas d’une entreprise particulière, ou d’articles de presse la concernant ».

  • Plusieurs employés solidaires de la direction

Un article « bullshit », « un tissu de mensonges », « de la désinformation ». Quelques salariés ou anciens salariés ont attaqué les accusations portées dans la presse contre l’entreprise. Même s’il reconnaît que tout n’était pas parfait, le responsable de l’équipe de programmation, Aurélien Loizeau, a ainsi défendu sur Twitter l’entreprise au sein de laquelle il travaille depuis onze ans : « Parler de toxicité ou de nombreux départs et en même temps [écrire que] les employés en place ont sept ans d’ancienneté en moyenne est assez ironique ».

Les faits relatés par Le Monde, par ailleurs confirmés par l’enquête menée en parallèle par Mediapart et Canard PC, sont qualifiés de « tissu de mensonges » par un autre employé, Pierre Tauvel. Selon des informations du Monde, les dirigeants de Quantic Dream ont invité leurs employés à les défendre publiquement.

  • Des « gamers » qui ironisent

Dans la communauté des joueurs, les réactions sont contrastées. Certains expriment leur déception quand d’autres réclament plus de « preuves », estimant que ces enquêtes sont le fait de « combattants de la justice sociale » n’aimant pas le jeu vidéo – une rhétorique habituelle du Gamergate, nébuleuse réactionnaire, antiféministe et défiante à l’égard de la presse.

Par ailleurs, nombreux sont ceux qui ironisent sur l’injonction de David Cage à « juger son travail » plutôt que les déclarations d’anciens employés. « “Jugez mon travail” ? David, tu ne voudrais vraiment pas que les gens fassent ça », estime un utilisateur du forum anglophone ResetEra.

« Leurs jeux ont toujours été très légers sur la question du racisme et toujours bizarrement dérangeants quand il s’agissait de mettre en scène des personnages féminins. »

Un message sur le forum Resetera. / Resetera

Sur cet important forum consacré aux jeux vidéo, plusieurs passages des précédents jeux de Quantic Dream sont cités en illustration des critiques qui sont adressées à ses scénarios. Comme cette scène, dans Fahrenheit, où un David Cage modélisé en 3D danse lascivement avec l’héroïne du jeu, pour l’occasion, en sous-vêtement.

Dans Heavy Rain (2010), Madison, l’héroïne, a, elle aussi, droit à une longue scène de nu sous la douche. Dans une autre séquence, le joueur la manipule alors qu’elle doit réaliser un strip-tease, sous la menace d’une arme. Le blog féministe How Many Princess avait d’ailleurs déjà fustigé en 2013 ce protagoniste féminin si souvent esclave de fantasmes masculins. Le même jeu avait aussi été accusé de stéréotypes racistes, comme le fait remarquer le site Kotaku dès 2010.

De son côté, le Canadien Scott Inglis, développeur au sein du studio indépendant East Side Games, énumère des éléments présents dans les jeux du studio :

« Si seulement nous avions vu les indices ! Souvenir de tous les jeux avec une scène de douche gratuite, de séquence de tentative de viol, où cette fois dans “Omikron” [le premier jeu de Quantic Dream] où vous deviez échanger de corps avec un autre homme pour dormir en secret avec sa femme… »

Surtout, nombreux sont ceux qui trouvent maladroite la défense de David Cage, évoquant sa collaboration avec l’actrice pro-LGBT Ellen Page pour se défendre de tout humour homophobe. A l’image de Kirk McKeand, journaliste entre autres pour Eurogamer et The Telegraph : il rappelle qu’en 2015, l’actrice avait intenté une action en justice contre Sony, l’éditeur de Beyond Two Souls, à cause de la présence dans les fichiers du jeu d’une modélisation 3D de son corps nu.

Detroit: Become Human - Trailer #PlayStationPGW 2017 | 2018 | Exclu PS4
Durée : 03:15

De son côté, Ethan Gach, journaliste pour le site américain Kotaku, rappelle que Quantic Dream avait déjà fait couler beaucoup d’encre, en septembre lors de la Paris Games Week, avec une bande-annonce pour son prochain jeu « semblant traiter de façon désinvolte de la question de la violence conjugale » et coupable, aux yeux de certains, de « tenter de traiter de façon ludique de problèmes graves ». Cette bande-annonce présentait une androïde frappée par un homme, ainsi qu’une enfant succombant sous ses coups.