La mise à l’écart en douceur de Robert Mugabe au Zimbabwe, en novembre 2017, a réactivé le débat sur l’impunité en Afrique et sur son rapport avec l’avancée du processus démocratique. Laver les dictateurs de tous les crimes qu’ils ont commis est-il le prix à payer pour retrouver la paix civile et pour revenir à la démocratie ?

En effet, le cas de Mugabe n’est pas isolé. Avant lui, le départ de Yahya Jammeh de Gambie (janvier 2017) avait été négocié contre la promesse de le laisser quitter son pays sans être inquiété. À cette occasion, l’autocrate déchu avait choisi avec soin son pays d’accueil : la Guinée équatoriale, dont il pouvait être presque sûr que le président – l’autre dictateur Teodoro Obiang Nguema Mbasogo – ne lui jouerait pas le mauvais tour du Nigeria à l’encontre de Charles Taylor.

On se souvient en effet que l’ancien chef d’État du Liberia avait lui aussi accepté de partir, en 2003, moyennant l’impunité et l’exil à Calabar (Nigeria). Mais, sous la pression de la communauté internationale, le président nigérian Olusegun Obasanjo avait finalement accepté, en 2006, l’extradition du criminel de guerre vers la Sierra Leone, théâtre de ses exactions les plus graves, avant qu’il ne soit transféré vers les Pays-Bas, où se trouve la Cour pénale internationale (CPI).

Amnisties informelles

L’impunité n’est donc pas forcément éternelle. Parfois, elle est même très passagère. Ainsi l’ex-président malgache Marc Ravalomanana, « démissionnaire » en mars 2009, exilé en Afrique du Sud puis condamné (par contumace) aux travaux forcés à perpétuité en août 2010 pour la mort d’une trentaine de partisans de son rival d’alors, Andry Rajoelina, avait vu son mandat d’arrêt annulé pendant quelques heures en janvier 2012, au moment où il s’apprêtait à revenir dans la Grande Île. Le prix à payer pour la réconciliation nationale avait sans doute paru trop élevé à l’époque, mais l’homme est néanmoins de retour aujourd’hui dans son pays et semble bénéficier d’une « amnistie informelle ».

Au Liberia, en octobre 2017, l’ex-seigneur de la guerre Prince Johnson (à droite) a soutenu le futur vainqueur de la présidentielle, George Weah (à gauche). / Zoom Dosso/AFP

Les ex-présidents ne sont pas les seuls bénéficiaires de telles largesses. Parfois des criminels de guerre notoires sont tellement au-dessus des lois qu’ils peuvent encore être candidats à la magistrature suprême. C’est le cas du Libérien Prince Johnson, qu’une vidéo de 1990 le montrant en train de boire une bière pendant que ses hommes coupent les oreilles de l’ancien président Samuel Doe a rendu tristement célèbre.

Malgré les milliers d’autres morts dont il est probablement responsable, il a reconquis une forme de respectabilité en se faisant élire sénateur du comté du Nimba en 2005. Puis il est arrivé troisième au premier tour de la présidentielle de 2011, avec 12 % des suffrages. Toujours dans la course, il a encore recueilli 9 % des voix lors du scrutin présidentiel de 2017 et il a largement contribué à la victoire de George Weah. Au Liberia, ce n’est pas tant la réconciliation qui est recherchée que la paix civile, car l’ancien chef de guerre pourrait encore disposer dans son fief frontalier de la Côte d’Ivoire et de la Guinée de miliciens et d’armes susceptibles de faire replonger le pays dans le cauchemar des années 1990.

On pourrait également citer des présidents en exercice qui échappent à la justice – nationale ou internationale – justement parce qu’ils sont présidents mais aussi parce que l’opinion publique et la communauté internationale semblent avoir peur du désordre qui pourrait s’installer si on leur appliquait la loi. Ainsi Jacob Zuma parvient-il à échapper aux lourdes charges qui pèsent contre lui grâce à l’immunité qui le protège et au soutien de ses amis politiques.

Quant au dirigeant du Soudan, Omar Al-Bachir, passible de la CPI, il continue de circuler tranquillement en dehors de son pays sans être inquiété par les mandats d’arrêt lancés contre lui en 2009 et 2010 pour « génocide », « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité » au Darfour.

L’impunité par contumace

Pour autant, l’impunité n’est pas forcément la règle, même si elle est largement répandue dans toutes les strates de la société dans bon nombre d’États africains. Ainsi le sanguinaire dictateur éthiopien Mengistu Hailé Mariam, réfugié en 1991 au Zimbabwe, a-t-il été condamné à mort par contumace en 2008.

De même, les autocrates chassés par les « printemps arabes » de 2011 ont été poursuivis par la justice. En Tunisie, Zine Al-Abidine Ben Ali a été sous le coup de 93 chefs d’inculpation, dont 35 relevant de tribunaux militaires. À l’issue d’une douzaine de procès, il a été condamné par contumace à plusieurs peines de réclusion à perpétuité. Il est réfugié en Arabie saoudite, qui refuse de l’extrader.

En Egypte, Hosni Moubarak a risqué la peine de mort par pendaison lors d’un long procès ouvert le 2 août 2011, mais il a finalement été acquitté et libéré le 2 mars 2017 sous réserve de ne pas quitter le territoire.

Quelques mois plus tard, l’ex-président malien Amadou Toumani Touré, renversé le 22 mars 2012 et réfugié au Sénégal, était sous la menace d’une inculpation pour haute trahison avant qu’une commission ad hoc le blanchisse de ces charges en 2016. Il vient d’ailleurs de regagner Bamako.

En Centrafrique, l’ex-président François Bozizé, renversé le 24 mars 2013, est toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt international émis par la justice de son pays le 29 mai 2013. Au Burkina Faso, Blaise Compaoré, chassé du pouvoir le 31 octobre 2014 et réfugié en Côte d’Ivoire, est également visé par 18 mandats d’arrêt internationaux, dont certains ont été levés mais d’autres courent toujours, notamment pour la répression de l’insurrection populaire qui a provoqué sa chute.

Laurent Gbagbo, un cas particulier

En Côte d’Ivoire, le cas de Laurent Gbagbo est particulier : il a été arrêté en avril 2011 et transféré sept mois plus tard à la CPI. Nul doute que, lors des négociations ayant précédé son départ du palais présidentiel d’Abidjan, l’argument de l’impunité (et de l’exfiltration) a pu être avancé par l’une ou l’autre des parties. Mais le pays était en situation de guerre civile larvée, les institutions – et singulièrement les tribunaux – étaient sinistrées et le régime d’Alassane Ouattara ne disposait pas des moyens pour faire face à un éventuel procès sur place.

Ainsi donc, à l’exception de Hosni Moubarak et de Laurent Gbagbo, tous ces acteurs ont bénéficié d’une impunité de facto puisqu’ils sont en exil dans des pays qui refusent de les extrader. Ces refus sont souvent hypocritement justifiés par le manque de confiance dans les institutions judiciaires nationales concernées.

Par quelle justice passer ?

Alors pourquoi ne pas déléguer cette fonction à une instance internationale, comme ce fut le cas pour le Tchadien Hissène Habré, jugé au Sénégal à partir de juillet 2015 par les Chambres africaines extraordinaires et condamné à la réclusion à perpétuité. En effet, cette juridiction originale créée par l’Union africaine (UA) semble être la bonne réponse à la défiance généralement ressentie à l’endroit à la fois des justices nationales et de la CPI. Cette dernière est de plus en plus mal supportée par les États africains, qui l’accusent de ne s’en prendre qu’aux autocrates du continent.

En fait, la CPI a souvent du mal à instruire correctement ses procès, comme on a pu le voir en décembre 2014 lorsqu’elle a dû abandonner les charges contre le président kényan Uhuru Kenyatta, pourtant accusé de crimes contre l’humanité, mais qui avait profité du pouvoir qu’il exerçait (à nouveau) pour purger son dossier des preuves attendues.

Cet exemple illustre bien le cœur du problème : comment faire prévaloir une justice réellement indépendante dans des pays où les libertés sont muselées ? Quels magistrats, quels tribunaux, quelles cours ont le courage d’affronter des pouvoirs qui, s’ils ne sont pas tous autocratiques, sont souvent complices des dictateurs ? On dispose de très peu d’exemples.

En juin 2015, la justice sud-africaine avait instruit la requête d’une ONG demandant que soient exécutés les mandats d’arrêt internationaux qui visaient le président soudanais Omar Al-Bachir, de manière qu’il soit bloqué à Pretoria lors de son passage dans le pays. Mais cette audace n’avait pas duré plus de vingt-quatre heures. Plus courageuse, l’ancienne présidente du Malawi, Joyce Banda, avait préféré renoncer à accueillir le sommet de l’UA en 2012 plutôt que d’accueillir ce même Omar Al-Bachir.

Alors Robert Mugabe, Yahya Jammeh, Prince Johnson, François Bozizé, Blaise Compaoré, Mengistu Hailé Mariam, Omar Al-Bachir, Uhuru Kenyatta et quelques autres pourront sans doute encore vivre des jours tranquilles à l’abri des sanctions, au mépris des souffrances qu’ils ont infligées ou infligent encore à leurs peuples. À ceux-ci de dire si l’impunité – réelle ou de facto – dont bénéficient ces autocrates leur a procuré un mieux-vivre au quotidien. Encore faudrait-il que ce quotidien ne soit pas lui-même marqué par une impunité généralisée, à tous les échelons de la société, faisant ainsi oublier la notion même de justice.

Christian Bouquet est chercheur au LAM (Sciences-Po Bordeaux) et professeur émérite de géographie politique à l’université Bordeaux-Montaigne.

Cet article a d’abord été publié sur le site The Conversation.