Omar Al-Bachir et Recep Tayyip Erdogan à Khartoum, le 24 décembre 2017. / MOHAMED NURELDIN ABDALLAH / REUTERS

Ancien fleuron de l’empire ottoman en mer Rouge, l’île de Suakin, sur la côte soudanaise, n’est plus qu’un champ de ruines érodées par le sel et le vent. La ville, construite principalement en corail, pourrait cependant bientôt connaître une seconde jeunesse. A l’occasion de la visite d’Etat du président turc, Recep Tayyip Erdogan, à Khartoum le 26 décembre 2017, le Soudan a annoncé avoir accordé un bail de quatre-vingt dix-neuf ans à la Turquie sur cette presqu’île de 70 km², pour qu’elle puisse restaurer les lieux.

Jusqu’au début du XXe siècle, Suakin était l’un des principaux ports de commerce de la région, ainsi qu’un important point de passage pour les pèlerins se rendant à La Mecque, sur la rive opposée. Mais l’île n’a pas survécu à l’émergence de Port-Soudan, fondé 60 kilomètres plus au nord par les Anglais en 1905, afin d’accueillir des navires de gros tonnage. Reléguée au second plan, Suakin a fini par être laissée à l’abandon et tomber en ruines, malgré un patrimoine architectural et historique remarquable.

L’ambition affichée par le président turc est d’en faire une zone touristique et de transit à destination des pèlerins musulmans. Eu égard à la position stratégique de l’île sur la mer Rouge, de nombreux médias de la région et commentateurs des réseaux sociaux se sont demandé si, sous couvert de ce prétexte, la Turquie ne projetait pas d’y installer une base navale. Interrogé à ce sujet au retour de sa tournée africaine, le président turc a formellement démenti : « Il n’y a rien [de prévu] qui s’apparente à un port militaire. »

« Suakin n’est pas le meilleur emplacement pour établir une base navale, car il faudrait pouvoir construire un port en eaux profondes, ce qui ne serait pas possible à cet endroit à moins de faire des travaux colossaux, confirme Marc Lavergne, chercheur spécialisé dans la Corne de l’Afrique. C’est d’ailleurs pour cette raison que les Anglais avaient décidé de construire Port-Soudan en remplacement de Suakin. »

« Chausser les bottes des Ottomans »

Selon l’expert, « la Turquie n’a pas de politique stratégique globale dans la région ». « C’est avant tout une question d’image, pense M. Lavergne. Il s’agit de chausser les bottes des Ottomans et de réaffirmer une présence. Et puis Erdogan a aussi un problème avec l’Afrique : il essaie de déraciner les réseaux de Fethullah Gülen [son ancien allié, exilé aux Etats-Unis, devenu son grand rival], toujours très influents. Pour cela, il a besoin de leviers non militaires. »

Quoi qu’il en soit, le rapprochement entre le Soudan et la Turquie est vu d’un mauvais œil par les rivaux régionaux, à commencer par l’Egypte. Les principaux médias de ce pays, dont les opinions sont souvent proches de celles du pouvoir, se sont montrés particulièrement virulents à l’égard du président soudanais, Omar Al-Bachir, après la visite de M. Erdogan. Dans une tribune du quotidien cairote Al-Watan intitulée « Le suicide politique d’Omar Bachir », l’éditorialiste Emad Adeeb estimait ainsi que « le Soudan viole les règles de l’histoire et de la géographie et conspire contre l’Egypte sous les ombres de la folie turque ».

Le Caire accuse Ankara de soutenir les Frères musulmans contre lesquels le régime du président égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, est en guerre – M. Erdogan ayant apporté son soutien à l’ex-président Mohammed Morsi, renversé par un coup d’Etat de l’armée en 2013. La Turquie se présente aussi comme un soutien indéfectible du Qatar, actuellement ciblé par un blocus économique de la part de l’Arabie saoudite et de ses alliés, dont l’Egypte et les Emirats arabes unis. Ces derniers, farouchement opposés à l’idéologie des Frères musulmans, sont également en compétition avec la Turquie sur le terrain somalien et, par extension, dans toute la Corne de l’Afrique. Abou Dhabi dispose en effet de facilités militaires sur le port érythréen d’Assab, à l’entrée de la mer Rouge et à quelques centaines de kilomètres au sud de… Suakin.

Rivalités régionales

Face à la montée des tensions, le 5 janvier, le Soudan a rappelé son ambassadeur au Caire pour consultation. Les deux pays ont récemment eu un différend sur le dossier du barrage de la Renaissance du Nil, auquel s’ajoute celui déjà ancien du triangle d’Halaïeb, une zone frontalière occupée par l’Egypte mais dont la souveraineté est également revendiquée par le Soudan.

Pour le Soudan, le rapprochement avec la Turquie représente d’abord une opportunité en termes d’investissements. La cession de l’île de Suakin s’est accompagnée de la signature d’une douzaine d’accords de coopération économique, agricole et militaire. « Le Soudan est un Etat paria qui a échoué sur toute la ligne. Il cherche désormais à éponger les sanctions américaines [levées en octobre 2017 après vingt ans d’embargo] en nouant des partenariats économiques », rappelle Marc Lavergne.

Les échanges commerciaux entre les deux pays – 500 millions de dollars par an aujourd’hui – ont fortement augmenté ces dernières années. Le président turc fait par ailleurs peu de cas de l’inculpation du dirigeant soudanais par la Cour pénale internationale pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, pour les massacres commis durant le conflit au Darfour.