Chronique Phil d’actu. Sur le plateau de l’émission « On n’est pas couché » (France 2, le 6 janvier), Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, a répondu à Laurent Ruquier qui l’interrogeait sur le bien-fondé de la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) : « On fait le pari que cet argent qui sera redistribué ira dans l’appareil productif français. »

Cette phrase est pour le moins étonnante. En effet, en matière d’économie (comme j’ai déjà eu l’occasion de le signaler), le discours néolibéral est tout plein d’une « naturalité des concepts (…) qui permet ensuite de « formaliser » et d’intimider les naïfs, toujours terrorisés par les mathématiques, selon la formule de Gilles Châtelet. Autrement dit, on présente les processus économiques comme nécessaires, indépendants de toute prise de décision, limitant l’action politique au pseudo-pragmatisme de l’adaptation et de la fluidification.

Mais parfois, un terme surgit dans cette petite musique familière et crée comme une dissonance, et ici, c’est le « pari ». Car parier, c’est miser un enjeu (une somme d’argent, un objet, sa crédibilité) sur un gagnant. Il y a donc une prise de risque, mais surtout une discorde, une opposition : on ne parie pas avec quelqu’un qui est d’accord avec soi. Parier, c’est prendre en considération l’existence d’un adversaire, c’est accepter de se mettre à égalité avec lui et d’attendre de voir qui des deux l’emportera. Qu’il le veuille ou non, Benjamin Griveaux dit implicitement qu’il est possible que le « ruissellement » (puisque c’est ainsi qu’on appelle cette théorie économique, quoique M. Macron affirme ne pas y croire) ne fonctionne pas.

Favoriser les riches pour aider les pauvres ? La « théorie du ruissellement » décryptée
Durée : 04:11

Le pari de Pascal

En philosophie, il est un pari très célèbre : le « Pari de Pascal ». Dans le Fragment 397 des Pensées, Blaise Pascal essaye de montrer aux athées (les « libertins ») qu’il faut croire en Dieu. Puisqu’il est impossible de démontrer son existence, il faut jouer « à croix ou pile » (l’équivalent de notre pile ou face) : soit Dieu existe, soit il n’existe pas. Si je crois en Dieu et qu’il existe, je gagne la béatitude éternelle, et s’il n’existe pas, je ne perds rien car après la mort il n’y a rien. A l’inverse, si je ne crois pas en Dieu et qu’il n’existe pas, je ne perds rien non plus, alors que s’il existe, je vais en enfer. Pascal en conclut : « Si vous gagnez, vous gagnez tout, et si vous perdez, vous ne perdez rien : gagez donc qu’il est sans hésiter. »

Le philosophe et mathématicien fait entrer ici les probabilités dans le champ de la pensée, comme un troisième terme, une alternative à la raison démonstrative et à la foi subjective. Bien sûr, cette probabilité n’en est pas vraiment une puisque toute cette argumentation vise à montrer qu’on n’a rien à perdre. Mais cette pensée n’est pas sans rapport avec le pragmatisme : l’intime conviction ne suffisant bien souvent pas à régir nos actions, et la raison ne pouvant rendre raison de tout, il faut parfois agir en fonction de ce qui est simplement raisonnable.

Rien à gagner, et tout à perdre

Sauf que « le pari du ruissellement » est tout le contraire du pari pascalien. Car qu’elle est la probabilité qu’il fonctionne dès lors qu’aucune contrepartie n’est exigée en échange ? De l’avis général, y compris du Fonds monétaire international, il n’y a aucune preuve que la diminution des impôts sur les plus riches profite à l’investissement.

Au contraire, comme l’écrivait l’économiste Gaël Giraud dans La Croix, « L’épargne surabondante (…) est réinvestie dans des paris d’argent sur les marchés financiers et immobiliers, où elle alimente diverses bulles. » Premier point donc : ce n’est pas une solution nouvelle et elle a déjà montré son inefficacité à créer de la richesse et de l’emploi.

Deuxièmement, si nous n’avons rien à y gagner, nous avons tout à y perdre. Au-delà des problèmes de financement des services publics et des mesures d’austérité que la diminution de l’imposition des plus grandes fortunes entraînera se pose le problème de ce qui nous permet de faire société. Car à vouloir le « en même temps » et « la réconciliation du capital et du travail », le gouvernement oublie (ou fait semblant d’oublier) qu’une société n’est pas un ensemble homogène, mais qu’elle est travaillée par des rapports de force et des dissensions internes. Si la métaphore de « la cordée » Si la métaphore de « la cordée », employée par
Emmanuel Macron lors de son interview du 15 octobre, peut sembler pertinente pour démontrer la solidarité de ses membres, implicitement elle met l’accent sur la hiérarchie et la morale du renoncement (chacun doit rester à sa place).

Le président de la République a beau dire que « si on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c’est toute la cordée qui dégringole », comment garantir que le chef de file ne coupera pas la corde derrière lui pour se libérer des « charges » ?

Il me semble donc que s’il y a quelque chose de pascalien dans le discours gouvernemental, ce n’est pas tant le « pari » que la vision conservatrice du peuple et de la politique :

« (…) Le plus sage législateur disait que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper, et un autre bon politique : “Quand il ignore la vérité qui délivre, il lui est bon d’être trompé.” Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation, elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin. (…) Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. » — (Fragments 56 et 62.)

Thomas Schauder

  • Un peu de lecture ?

- Gilles Châtelet, Mettre la main à quelle pâte ?, (L’Enchantement du virtuel, Rue d’Ulm, 2016).
- Blaise Pascal, Pensées (« Folio » Gallimard, 2004).

A propos de l’auteur de la chronique

Thomas Schauder est professeur de philosophie. Il a enseigné en classe de terminale en Alsace et en Haute-Normandie. Il travaille actuellement à l’Institut universitaire européen Rachi, à Troyes (Aube). Il est aussi chroniqueur pour le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Il a regroupé, sur une page de son site, l’intégralité de ses chroniques Phil d’actu, publiées chaque mercredi sur Le Monde.fr/campus.